
Faire des synthèses, trier des CV pour proposer les meilleurs, traduire un texte ou encore demander à ChatGPT d’écrire à notre place… les usages de l’intelligence artificielle sont nombreux et séduisants. Les individus comme les entreprises invoquent un avantage majeur: gagner du temps pour se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée et s’économiser un effort parfois fastidieux.
Celui d’écrire, justement, d’agencer les idées de manière pertinente et de trouver les bons mots; celui de synthétiser, de discerner l’essentiel du secondaire; celui d’imaginer ce à quoi nous n’avons pas pensé; ou encore, celui de choisir un CV, un candidat, un fournisseur, quels clients cibler avec quelle offre… Autant de compétences que nous associons à l’intelligence humaine et que nous sommes tentés de déléguer à une machine – au risque d’une décharge cognitive qui nous dispenserait de penser par nous-mêmes.
"C’est dans l’effort que nous apprenons à mieux comprendre le réel"
En quoi est-ce un problème ? Pourquoi cet effort, malgré la souffrance qu’il peut parfois générer, est-il nécessaire ? Distinguons tout d’abord le travail prescrit (les objectifs visés) du travail réel (celui que nous réalisons effectivement). En effet, les choses se passent rarement comme prévu : retards, erreurs, changements d’orientation… L’effort, comme l’explique le psychodynamicien du travail Christophe Dejours, c’est ce qui va permettre de trouver les solutions pour dépasser la résistance que nous oppose le réel en déployant de l’imagination, de la créativité et de l’intelligence – au sens de son étymologie latine d’«intelligere», c’est-à-dire une capacité à percevoir, à discerner, à relier des expériences sensibles avec des informations nouvelles pour les transformer en connaissances. C’est dans l’effort que nous apprenons à mieux comprendre le réel, à trouver les solutions les plus adaptées, à réagir quand c’est nécessaire, à être attentifs, à l'autre, mais aussi aux situations qui nous entourent.
Apprendre. Que ce soit au travail ou dans la vie personnelle, l’apprentissage est l’un des moteurs fondamentaux de l’être humain, dans les deux sens d’acquérir une connaissance ou un savoir-faire, mais aussi dans celui d’enseigner et de transmettre. Apprendre ne consiste pas seulement à mobiliser notre cognition individuelle, c’est aussi une expérience sociale qui relie: viser quelque chose, agir, seul ou ensemble, pour soi et pour d’autres, se tromper, recommencer, trouver, comprendre l’erreur, imiter, se souvenir… et remettre du cœur à l’ouvrage.
Continuerons-nous d’apprendre ?
L’IA ne nous dispensera pas d’apprendre, mais la question est : apprendre quoi, pour qui, pour quoi faire ? Quand les machines et les robots pourront réaliser ce que nous, humains, réalisons aujourd’hui, nous ne perdrons pas nos métiers – ils se transformeront –, mais nous risquons de perdre en richesse d’apprentissage. Nous apprendrons aux machines, certainement, mais nous-mêmes, continuerons-nous d’apprendre ? Il en va de notre rapport au réel et aux autres qui, s’il devient de plus en plus médiatisé par l’IA, pourrait s’en trouver rétréci.
Dans un contexte où la promesse d’efficacité et de productivité de l’IA semble en passe de se concrétiser, combien de temps l’idéal de la relation humaine tiendra-t-il ? L’avenir nous le dira. Mais avant d’utiliser telle ou telle IA, posons-nous la question : que gagnons-nous vraiment, et que perdons-nous, non pas en termes pratiques ou productifs, mais en termes d’apprentissage, de relation et d’épanouissement ?


















