Intelligence artificielle : comment Watson, le cyber-cerveau d’IBM, est devenu ramollo

Encore un raté pour Watson, le cybercerveau du géant d’Armonk (Etat de New-York). «Dans la course à l’intelligence artificielle, IBM reste très loin derrière OpenAI, Microsoft, Google et les autres locomotives du secteur. Il n’apparaît même pas sur mes radars. Parmi ma bonne quarantaine de clients, aucun n’a recours aux logiciels d’IBM», constate Stéphane Roder, fondateur du cabinet AI Builders et auteur du «Guide pratique de l’intelligence artificielle dans l’entreprise» (Ed. Eyrolles). Des propos confirmés par d’autres experts et illustrés par l’absence régulière du poids lourd américain (62 milliards de dollars de chiffre d’affaires, 288000 salariés fin 2023) dans les benchmarks (comparatifs) spécialisés.

Si une compagnie semblait pourtant bien partie pour dominer ce marché, c’était IBM. Souvenez-vous de Deep Blue, sa machine dopée à 256 processeurs, qui avait damé le pion au grand maître des échecs Garry Kasparov dès 1997. Rebaptisé Watson en hommage à Thomas J. Watson, l’un des tout premiers patrons de la firme, le cerveau numérique devint même une célébrité mondiale en 2011 lorsqu’il remporta en prime time sur la chaîne américaine CBS le jeu de culture générale «Jeopardy!», où il faut deviner la question à partir de sa réponse. Sacrée prouesse. «C’était très avant-gardiste, car Watson devait comprendre les énoncés en langage naturel avant de produire ses propres réponses par synthèse vocale, se souvient Harley Davis, l’ancien vice-président des labos de recherche d’IBM en France. Cependant, Watson avait été développé spécifiquement pour ce jeu, il n’était pas du tout adapté à notre clientèle d’entreprises.»

Et encore moins au rôle de super assistant médical que voulut à tout prix lui assigner Ginni Rometty lorsqu’elle fut nommée PDG début 2012, devenant ainsi la première femme à s’installer dans le fauteuil de big boss. Son idée? Recycler Watson dans la santé, pour en faire un outil de diagnostic, contre le cancer notamment. «Cette ambition ne tenait pas compte des réalités technologiques. Notre top management se figurait déjà Watson comme l’équivalent d’un super ChatGPT, capable de s’adapter à n’importe quel contexte pour avoir réponse à tout. Watson en était très loin. Ce n’était qu’une sorte de Google amélioré, alimenté pour l’essentiel par les données de Wikipédia», confie Jérôme Pesenti, ex-IBM. Ce pionnier français de l’intelligence artificielle a bien tenté d’expliquer ces limites aux grands pontes du business. Mais Rometty n’a rien voulu entendre.

Docteur Maboul

Sa priorité? Signer des contrats prestigieux, afin de convaincre la Bourse et d’enrayer la chute du cours. «Sur le papier, c’était impressionnant, se souvient Jean-Emmanuel Bibault, oncologue à l’hôpital Georges-Pompidou (Paris) et chercheur en intelligence artificielle. Aux Etats-Unis, IBM avait annoncé plusieurs accords avec de très grands centres médicaux, comme le Memorial Sloan Kettering Cancer Center ou le MD Anderson, le meilleur centre de lutte contre le cancer au monde.»

Mais sur le terrain, Watson tient plus du «Docteur Maboul» que d’un magicien de la lutte antimétastase. L’IA peine à déchiffrer les notes des médecins, échoue à piocher les bonnes informations dans les dossiers des patients… Et manque surtout de données scientifiques pour étayer ses recommandations, souvent à côté de la plaque. Jusqu’à suggérer un médicament qui risquait d’aggraver l’hémorragie d’un patient atteint de saignements. Après quatre ans de recherche et 62 millions de dollars investis dans Watson, le centre médical MD Anderson jette l’éponge, en 2017.

Pas IBM, qui garde toujours l'espoir d’améliorer les compétences de son apprenti toubib. La firme investit même plus de 4 milliards de dollars pour acquérir coup sur coup Phytel, Explorys, Truven et Merge Healthcare, des entreprises disposant d’un gisement de données médicales et de radios de patients. Mais ses équipes peinent à uniformiser ce méli-mélo d’informations hétérogènes. Impossible pour Watson Health, sa division d’intelligence artificielle dédiée à la santé, d’atteindre l’objectif de 5 milliards de dollars de revenus en 2020.

Des milliers de brevets, mais peu de revenus

Deux ans plus tard, IBM la brade pour 1 milliard de dollars à un fonds d’investissement. Le gâchis est immense, d’autant qu’en parallèle le groupe s’est aventuré sur d’autres terrains, par exemple dans l’éducation – pour faire de Watson un professeur particulier à domicile, notamment – et le juridique, pour assister les avocats avec son IA. Encore des flops.

Non seulement IBM a englouti des milliards dans Watson, mais, en plus, ses dirigeants ont été incapables de tirer profit du formidable gisement de matière grise d’IBM Research, la division R&D qui a compté dans ses rangs pas moins de six Prix Nobel. Ce temple de l’innovation, qui recense aujourd’hui encore quelque 3000 chercheurs dans ses 12 laboratoires mondiaux, fut pendant près de trente ans consécutifs le plus gros producteur de brevets aux Etats-Unis, tous secteurs confondus. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, l’an dernier, ses experts ont même été les plus productifs en cumulant quelque 1211 brevets, soit plus que Microsoft et Amazon réunis.

«IBM n’a pas réussi à capitaliser sur cet énorme portefeuille. Ni sur le plan des royalties, qui ont à peine dépassé 1% du chiffre d’affaires global ces dix dernières années, ni sur le plan compétitif, puisque aucune de ses innovations n’a abouti à un avantage concurrentiel», note en substance Michael Derrer Fuchs, analyste du hedge fund Khaveen Investments, dans son rapport publié sur l’entreprise. «Si nos brevets ont été à ce point sous-exploités, c’est parce que nos responsables n’ont jamais compris qu’en faire, fulmine, amer, un ex-IBMer. Jusqu’à ce qu’Arvind Krishna prenne les rênes de l’entreprise il y a quatre ans, les PDG chez nous avaient surtout des profils commerciaux, et leur background technologique était trop limité.»

Les ingénieurs attendaient donc un chamboulement lorsque Krishna, un ancien patron de la recherche d’IBM qui avait lui-même contribué à une bonne douzaine de brevets, a pris les manettes de la multinationale en avril 2020. Ils n’ont pas été déçus. Dix-huit mois après son arrivée, ce fils de général de l’armée indienne a tiré un trait sur 19 milliards de dollars de revenus en se délestant de l’activité de services informatiques, sur le déclin, pour mieux se concentrer sur de nouvelles applications d’intelligence artificielle.

Grillé par OpenAI

Las, le domaine du logiciel n’a jamais été le point fort d’IBM, le champion des mainframes, ces gros ordinateurs centraux qui ont longtemps été sa vache à lait. Il y a six ans, Ginni Rometty s’était même résolue à combler cette lacune en déboursant 34 milliards de dollars pour acquérir le spécialiste du logiciel libre Red Hat. Un sursaut de la dernière chance pour riposter aux Gafam, qui l’avaient déjà distancé sur le marché des logiciels en ligne, le fameux «cloud informatique».

Mais le pari est loin d’être gagné. Alors que la demande en logiciels d’intelligence artificielle stimule les grands prestataires de cloud, la croissance d’IBM dans ce secteur dépasse à peine les 7%, soit quatre fois moins que Google. Malgré tout, Arvind Krishna compte sur Watsonx, sa nouvelle plateforme d’intelligence artificielle, pour relancer ses ventes. «Depuis que nous l’avons lancée l’an dernier, notre carnet de commandes dépasse les 2 milliards de dollars», fanfaronne un porte-parole. Il n’y a pourtant pas de quoi se vanter – avec à peu près 300 fois moins de salariés, OpenAI prévoit plus de 3 milliards de revenus dès cette année.

Loin d’être la technologie d’avant-garde des années «Jeopardy!», Watsonx n’est plus qu’une marque ombrelle regroupant toute une panoplie d’applications destinées à automatiser certaines tâches en entreprise. Prendre des notes pendant les réunions, générer du code informatique, suggérer des campagnes publicitaires à partir de simples consignes…

«Mettons l’IA au travail», clame le dernier slogan d’IBM. Krishna ferait bien de s’y mettre aussi, en commençant par des leçons de management. Pour stimuler ses troupes, le grand manitou n’a en effet pas trouvé mieux que de prédire leur éviction au profit des robots. D’ici 2028, un tiers du personnel administratif d’IBM, soit tout de même 7800 postes, pourrait être remplacé par Watsonx. Sacré Watson… Tu n’as peut-être pas vaincu le cancer, mais au moins, tu auras fait avancer le capitalisme!