
La France s’est-elle enfin donné les moyens de rivaliser avec les Etats-Unis et la Chine dans la bataille de l’intelligence artificielle (IA) ? Le Sommet pour l'action sur l'IA qui s’est achevé mardi soir à Paris a fait pleuvoir des centaines de milliards pour tenter de faire de notre pays la plaque tournante de cette révolution technologique. Mais que faut-il en retenir ?
L’annonce la plus marquante est ce projet d’investissement de 109 milliards d’euros, annoncé dès dimanche, veille de l’ouverture du sommet, par Emmanuel Macron. Financé en grande majorité par des fonds étrangers, ce pactole vise essentiellement à bâtir de nouveaux data centers. Ces bâtisses sont devenues indispensables pour stocker les données et faire tourner les très coûteux processeurs qui servent à entraîner, puis à faire fonctionner les IA. La semaine dernière, Capital avait d’ailleurs souligné l’importance de cet enjeu, qui vise à accroître les capacités françaises de calcul, au bénéfice de notre recherche et de nos entreprises.
Un data center géant à Cambrai, dans les Hauts-de-France
Le plus gros contributeur de cette manne de 109 milliards, le fonds MGX des Emirats arabes unis, prévoit ainsi d’investir au moins 30 milliards d’euros pour construire, en un lieu qui reste à définir, un giga campus d’une capacité de 1 GW - soit à peu près la puissance d’un réacteur nucléaire. Les Américains sont aussi de la partie via le fonds Apollo, qui promet 5 milliards d’euros ou Amazon qui dégaine un chèque équivalent pour déployer de nouveaux centre de données dédiés à sa filiale cloud AWS.
Déjà bien implanté en France, à Paris et Marseille notamment le géant américain des data centers Digital Realty prévoit lui aussi de consacrer plus de 5 milliards d’euros pour déployer 13 nouveaux data centers sur notre territoire. Le fonds canadien Brookfield mobilisera quant à lui 20 milliards, dont une quinzaine spécifiquement dédiés au développement de ces nouveaux centre de données. L’un d’entre eux sera basé à Cambrai, dans les Hauts-de-France, une région appelée à se transformer en «vallée de l’IA et des data centers», comme l’espère déjà Xavier Bertrand, le patron du Conseil régional. A elle seule, elle devrait accueillir 8 des 35 sites qui seraient d’ores et déjà «prêts à l’emploi» selon le gouvernement, c’est-à-dire parés à accueillir ces nouvelles infrastructures.
L’Île-de-France et le Grand Est seront aussi bien pourvus avec chacune 7 data centers. Des implantations sont aussi prévus en Normandie, Centre-Val-de-Loire, Bourgogne-Franche-Comté, Auvergne-Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Nouvelle-Aquitaine.
De nouveaux observatoires pour mesurer l'impact environnemental
Pour attirer tous ces investisseurs, le chef de l’Etat, qui promettait de réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité en 2017, n’a cette fois pas manqué de faire l’article sur l’abondance de cette énergie décarbonée. «Plug baby, plug !» (en français branche bébé, branche) a-t-il fanfaronné en réponse au discours pro-pétrole et gaz de schiste promu par Donald Trump («Drill baby, drill !», en français : fore bébé, fore !).
Dans cette pluie d’euros, les questions relatives aux dangers potentiels de cette innovation ont eu moins d’échos. Il faudrait toute de même se pencher un peu plus sérieusement sur son impact environnemental, par exemple. L’an dernier, Google avait reconnu que l’IA avait contribué à faire exploser de 48 % ses émissions carbone. L’intelligence artificielle reste très énergivore et son développement pourrait encore faire flamber sa consommation d’électricité, jusqu’à la multiplier par 24 d’ici 2030, révèle un récent rapport des équipes de R&D de Capgemini. Avec l’Institut IA et société, l’Ecole normale supérieure (ENS-PSL) le groupe d’informatique français vient de lancer un Observatoire qui vise à analyser plus finement les impacts environnementaux de l’IA et promouvoir des pratiques plus acceptables.
«Au vu des milliers de centre de données qui pourraient être construits à travers la planète dans les 5 prochaines années, les acteurs de l’intelligence artificielle devront collaborer avec ceux de l’énergie et les gouvernements pour fournir les infrastructures nécessaires. Faute de quoi des projets pourraient être retardés ou annulés», a prévenu Fatih Birol, le patron de l’Agence internationale de l’énergie(AIE), qui vient elle aussi de lancer un observatoire sur le sujet.
Bruxelles promet 200 milliards d'euros supplémentaires
Mais il n’est même pas parvenu à casser l’ambiance. Celle-ci a carrément tourné à l’euphorie lorsque Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a annoncé une autre giga-enveloppe de 200 milliards supplémentaires pour booster le développement de l’IA à travers tout le Vieux-Continent. Bruxelles abondera à hauteur de 50 milliards, le solde sera apporté par l’European AI Champions initiative, un groupement de grandes entreprises européennes, parmi lesquelles Mistral AI, Spotify, Airbus, CMA-CGM, ou encore L’Oréal. Le point commun de ces «mécènes» ? Ils sont vent debout contre l’AI ACT, une loi européenne entrée en vigueur il y a une dizaine de jours pour limiter les potentielles dérives de cette technologie. Pour les remercier de leur obole, Ursula a promis un sérieux coup de rabot sur ces textes, que l’ex-commissaire européen Thierry Breton avait pourtant eu beaucoup de peine à faire adopter.
Emmanuel Macron a tout de même insisté sur la nécessité de faire de l’IA un sujet d’intérêt général. Une enveloppe de 400 millions d’euros a d’ailleurs été annoncée en ce sens, via la création d’une nouvelle fondation, Current AI. Son objectif sera de soutenir en priorité des projets d’intérêt public, en particulier dans la santé, mais aussi dans les domaines de la diversité linguistique ou de la cybersécurité.
Un accord diplomatique... boudé par les Etats-Unis
Enfin, le sommet a aussi abouti à une déclaration commune, appelant à favoriser en priorité «une intelligence ouverte à tous, inclusive, transparente, éthique, sûre» et «durable pour les populations de la planète». L’accord a été signé par 58 pays, dont la Chine… Mais pas par les Etats-Unis, qui se sont abstenus de le ratifier.
James David Vance, le vice-président américain, ne s’est guère montré très enthousiaste durant ce sommet - c’est le moins qu’on puisse dire. Après avoir expliqué être venu à Paris «pour la bonne compagnie et le vin gratuit», cet ex-Marine reconverti dans le capital-risque a poursuivi son discours en dénonçant vivement toute tentative d’encadrer cette nouvelle technologie. Morceau choisi : «Nous invitons vos pays à travailler avec nous et à suivre notre modèle. Mais notre administration est troublée par le fait que certains gouvernements étrangers semblent vouloir freiner les grandes entreprises technologiques américaines, a-t-il déclaré en faisant allusion notamment à l’AI ACT, une loi européenne qui vise à réguler l’intelligence artificielle. L’Amérique n’accepte pas et n’acceptera pas ça».
Puis, de la même manière qu’il avait quitté précipitamment le dîner de l’Elysée, la veille, alors que le vice-premier ministre chinois venait d’entamer son speech, J.D. s’en est allé, sans prendre le temps de poser sur la photo, en compagnie des autres puissants de ce monde. Un vrai rabat-joie.


















