Evan Cheng (Sui / Mysten Labs) : «Le modèle de la blockchain Ethereum est fondamentalement cassé»

Qu’est-ce qui vous a conduits à créer Sui ?

Mon co-fondateur (Adeniyi Abodiun, ex-directeur du produit chez Oracle et Meta, NDLR) et moi avons construit beaucoup de choses dans notre vie. Nous avons apporté beaucoup de valeur au monde : ce qui est sur votre téléphone (il montre notre téléphone siglé Apple) fonctionne grâce à mon logiciel. A titre personnel, je vois la valeur de la décentralisation. Elle est impérative. Nous ne pouvons pas continuer dans cette tendance à la centralisation maximale. Les entreprises de logiciels, les plateformes, ont maintenant plus de pouvoir que certaines Nations. Chaque décision qu'elles prennent a un impact énorme, parfois positif, mais parfois négatif, sur les petites et moyennes entreprises, comme sur les individus. Nous devons aller dans l'autre sens : la décentralisation. Pour nous, c’était une évidence de nous impliquer dans cette voie.

Il existe néanmoins des centaines de blockchains. Qu’est-ce qui distingue Sui du reste ?

Nous avons une vision de ce que sera un monde décentralisé à l’avenir, de la relation entre le logiciel et les services que les consommateurs vont recevoir, de l’interaction entre le logiciel et les humains. Nous partons de cette réflexion pour construire l’infrastructure sous-jacente. Il y a en effet eu beaucoup de tentatives de blockchains mais toutes ont échoué à apporter une vraie plus-value aux consommateurs. Il y a des limites dans ce que ces blockchains construisent, et c'est pourquoi nous construisons Sui.

Nous parlons beaucoup de la tokenization. La manière de penser le token comme représentation d’un actif est très basique. Cela représente la propriété. Or, un actif peut constituer un ensemble d’éléments - par exemple, un panier de fruits est un actif constitué d’un panier et de fruits - et un simple token ne peut pas représenter ce niveau de détails, de complexité. Les choses n'ont pas été construites correctement sur les autres blockchains. Sui part du modèle objet, comme d’un ensemble de données composables. Au sein de notre blockchain, l'information (l’historique, les caractéristiques d’un objet, ses modifications) peut être l'actif. Nous sommes des constructeurs pour les constructeurs, et nous comprenons ce dont un constructeur a besoin pour bâtir un produit qui apporte de la valeur.

Par nature, nous voulons nous développer dans le monde entier

En termes d’adoption, où en est Sui aujourd’hui ?

C'est encore tôt, cela ne fait même pas un an que nous sommes lancés mais nous voyons des progrès énormes. Sui gagne du terrain. Nous sommes déjà la chaîne la plus rapide en termes de DeFi (finance décentralisée, NDLR). La finance on-chain est déjà une réalité. Des produits grand public dans le segment du jeu vidéo arrivent dans les prochains mois. Nous allons démontrer que des produits grand public vont être déployés sur Sui. C’est en cours. Nous apportons de véritables innovations, comme l’absence de gestion de clef privée. Nous nous approchons de l’adoption de masse.

Nous sommes actuellement en pleine semaine de la blockchain à Paris. A quel point l’Europe est importante en termes de développement pour vous ?

Par nature, nous visons le monde entier. Nous travaillons avec des entreprises partout dans le monde. Nous n'avons pas eu une présence significative partout en Europe mais nous avons des poches de présence forte. Nous avons une présence significative en Grèce, en Suisse et en Angleterre en ce moment, et nous continuons à nous développer.

Quelle est votre perspective actuelle sur la tokenization croissante de la finance, symbolisée par l’entrée de BlackRock dans ce secteur ? .

Ça se produit vite, mais peut-être pas aussi vite que ce que j’imaginais. Ce que nous constatons aujourd’hui avec la tokenization, c'est qu’il y a eu des essais et des erreurs. C’est un concept très intéressant mais si vous utilisez la mauvaise infrastructure, je crains vraiment que le résultat ne soit mauvais. Si vous construisez un projet massif sur une infrastructure intrinsèquement insécurisée et qui ne peut pas garantir de pérennité, ça va poser problème. La garantie de service en ligne est tout aussi importante : si vous construisez une entreprise et que votre infrastructure doit être hors service pendant une période prolongée, vous êtes en difficulté tandis que la sécurité est primordiale : ce n’est pas possible d’imaginer des actifs tokenisés qui seraient volés. La tendance est donc bonne mais nous ne voyons pas encore assez d’impact sur le monde réel.

L’infrastructure de Sui est-elle prête à accueillir ces institutions financières ?

Nous avons beaucoup de projets en cours de construction, dans le segment de la finance on-chain ou DeFi, la finance grand public et la finance institutionnelle. Toutes comportent des exigences très différentes. Pour la DeFi, nous sommes confrontés à aux réglementations émergentes. Pour le grand public, nous sommes encore en train de concevoir comment les consommateurs peuvent intégrer cette blockchain comme moyen de résoudre leurs besoins financiers, prêts, emprunts, crédits.

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Comment pouvez-vous garantir le bon fonctionnement de Sui ?

Posez la question autrement : si l'infrastructure ne peut pas rester en ligne, vous n'êtes pas une infrastructure. Chaque fois que vous voyez AWS (Amazon Web Services) tomber en panne pendant une certaine période, c’est un choc car les entreprises sont affectées. Nous devons fournir un même niveau d’exigence. Compte tenu de notre expérience (chez Google, Apple et Meta, NDLR), nous avons le savoir-faire pour construire cette infrastructure, cette excellence opérationnelle. Nous ouvrons et publions tout en open source. Tous nos protocoles ont été soumis à à un examen académique sérieux par des experts du monde entier pour garantir la sécurité du réseau. Jusqu’ici, nous n'avons pas eu une seconde d'indisponibilité. Nous n'avons montré aucune baisse de fiabilité, pas de pics de frais de transaction, rien.

Ce que je lis entre les lignes, ce n'est pas si difficile, c'est que vous pensez que certains réseaux, notamment Ethereum, sont cassés. Pourriez-vous expliquer pourquoi ?

Cela tient à Solidity (le langage de programmation d’Ethereum, NDLR). Mon expérience est dans le langage de programmation. Comme je l'ai dit, j’ai construit des choses qui fonctionnent sur des milliards d’appareils. En programmation, lorsque vous concevez quelque chose, il n'y a pas de compromis. Il y a une multitude de façons d’attaquer le langage Solidity. Les gens découvrent encore des vecteurs d'attaque, des smart contracts supposés être testés mais finalement faillibles. Ce langage est fondamentalement cassé. Je ne vais pas entrer dans les problèmes liés à l’évolutivité mais vous ne pouvez pas avoir de pic de frais de transaction dans un environnement où les frais sont eux-mêmes un marché. Si vous avez une entreprise sur Ethereum et que quelqu'un d'autre consomme toute la bande passante, vos frais explosent. C'est une impasse. Vous ne pouvez pas construire d'entreprise là-dessus.

En ce qui concerne les réseaux secondaires, cela pose des questions sur la fragmentation. Le modèle ne fonctionne pas. Et le fait est que lorsque votre modèle décentralisé comporte des limites, vous réintégrez de la centralisation pour résoudre les problèmes. C’est déjà comme cela qu’Internet a évolué : essayons de ne pas reproduire le même schéma.