Le beaujolais nouveau est arrivé : entre crise et renouveau d’un terroir iconique

Avec autant de grappes sur chaque cep, les rouges étaient très faiblement condensés, voire un peu «flotteux». De plus, pour réduire les coûts, on préférait les désherbants aux labours et, comme on utilisait aussi des pesticides, on altérait toujours plus le goût des vins. Pour compléter le tableau, on abusait également des sulfites, qui stabilisent les vins mais les empêchent de libérer leurs arômes. Voilà comment les consommateurs se sont peu à peu détournés de ces appellations.

Un modèle hyperproductif de vins très bon marché qui ne permet dès lors plus aux viticulteurs de joindre les deux bouts. Résultat, un grand nombre sont partis à la retraite sans trouver de successeur. Depuis l’an 2000, le vignoble a ainsi perdu un tiers de ses exploitations, passant de 2 500 à 1 700 domaines. D’autres propriétés ont réduit leur voilure, faisant fondre de moitié le nombre d’hectares sur la même période.

La région viticole n’a d’ailleurs produit que 587 000 hectolitres de vin, contre 1,5 million dans ses plus belles années. Le pire, c’est le beaujolais nouveau dont le monde n’a bu que 16 millions de bouteilles en 2023, contre 60 millions en 2000. Les Japonais, qui en étaient tombés raides dingues, en achètent six fois moins.

De nouveaux viticulteurs visent la qualité

Mais la crise allait déclencher dans la foulée la renaissance du terroir. Si un hectare, dans les crus, peut encore valoir entre 40 000 et 100 000 euros, celui du beaujolais-villages s’est effondré à 9 000 euros. De quoi attirer les jeunes diplômés de viticulture-œnologie et autres ingénieurs agronomes qui, après avoir sillonné l'Ancien et le Nouveau Monde pour apprendre leur métier, reviennent, souvent sans beaucoup d’argent, avec l’intention de s’installer.

Pour eux pas question, bien sûr, de se conformer à un modèle moribond qui voit encore 80% des viticulteurs apporter leurs vins, voire simplement leurs raisins, aux 200 négociants et 9 coopératives du vignoble. Comme ils savent qu’on ne peut pas vivre en vendant au négoce 3 euros le litre (le cours actuel) son beaujolais nouveau, ils choisissent d’emblée de monter en gamme, en renonçant à droguer la vigne aux fertilisants de synthèse, en abandonnant la chimie pour la charrue, parfois tirée par un cheval, ou en privilégiant la fermentation naturelle sans recourir à la levure 71B qui est à l’origine du goût de banane.

De jeunes «recrues» venues grossir les rangs des pionniers de la qualité. Les Marcel Lapierre, auxquels ont succédé ses enfants Mathieu et Camille, les Dominique Piron, Jean-Paul Thévenet, Jean Foillard, les Claude Vincent Geoffray (Château Thivin) ou Louis Claude Desvignes, ces quelques dizaines de descendants de générations du terroir qui ont toujours refusé, depuis trente ans, de basculer dans le vin industriel.

Eux aussi cultivent souvent en bio. «Dans le Beaujolais, 120 vignerons ont fait ce choix, ce qui représente 15% des surfaces», se félicite Brieg Clodoré, un responsable d’Agribio Rhône & Loire. Quant à ceux qui ont encore recours à la chimie, ils ont beaucoup diminué les doses, tranche Mathieu Lapierre. Ce que confirme Philippe Bardet, qui était il y a quelques mois encore le président de l'Inter Beaujolais : «Nous réduisons la fréquence des traitements, dit-il, nous nous réinventons en faisant d’énormes efforts de qualité.»

Le plaisir du goût retrouvé

Grâce à des rendements plus faibles, qui permettent une meilleure concentration, à l’abandon de la chimie ou de ses excès, à une stricte limitation des sulfites, les beaujolais du renouveau nous font redécouvrir la magie du gamay cultivé sur des sols granitiques. «Ce sont des vins gourmands, pleins de fruit, aux caractères aromatiques libérés et à l’acidité désaltérante, avec de la finesse et des touchers de bouche en dentelle, onctueux, aux tanins souples, qui offrent de la matière sans excès de puissance», s’enthousiasme Gaëtan Bouvier, meilleur sommelier de France 2016, aujourd’hui responsable d’un programme de bachelor à l’Institut Lyfe (ex-Paul Bocuse).

Rares, selon lui, sont aujourd’hui les restaurants étoilés qui n’ont pas les dix crus du Beaujolais dans leur cave. Avec des déclinaisons, parce que les soins apportés à la terre et à la vigne permettent aux cuvées parcellaires de révéler le goût d’un lieu, comme «une photographie liquide confinée dans la bouteille». Ces pépites ont trouvé leur place parmi les grands vins de terroir, «dans l’attente prochaine d’une classification en premier cru», assure Philippe Bardet. Le 21 novembre, troisième jeudi du mois, les cavistes parisiens s’attendent à ce que certains clients leur achètent l’un de ces nouveaux beaujolais pleins de promesses plutôt qu’un beaujolais nouveau.