
On les connaît bien, les remaniements qui secouent l’actualité du football et de la politique. Moins médiatisés, les transferts agitent aussi le monde de la mode. Ici, le mercato concerne les directeurs artistiques, à qui incombe la direction créative des maisons de luxe, de la conception du produit à l’expérience client. Ponctuée par les fashion weeks de New York, Paris, Londres et Milan, la période qui court de mi-septembre à mi-octobre est cruciale. L’an dernier, on n’a jamais constaté autant de changements de directeurs artistiques en si peu de temps.
Après Milan, où la première collection de Louise Trotter (ex-Lacoste et Carven) pour Bottega Veneta a sonné comme un premier acte, tous les regards sont désormais braqués sur Paris, où des têtes d'affiche s'apprêtent à faire leur rentrée. Dans le trio de tête, l'Irlandais Jonathan Anderson (ex-Loewe) à la tête d'un poste sur mesure de directeur artistique des collections Dior homme, femme et couture, présente sa première collection de prêt-à-porter. Matthieu Blazy (ex-Bottega Veneta) arrive, lui, chez Chanel en remplacement de Virginie Viard (partie en 2024). Enfin, Pierpaolo Piccioli (ex-Valentino) remplace Demna Gvasalia (dont la première collection pour Gucci sera visible en 2026) chez Balenciaga.

Le secteur du luxe est entré dans une phase de ralentissement
Doit-on voir dans ce jeu de chaises musicales une réponse au ralentissement qui grippe le secteur depuis un an, ou le lire comme un nouveau chapitre disruptif de la création de mode, comme un changement de cycle ? Toujours est-il que, dans un contexte économique mondial instable, le luxe est plus que jamais un baromètre de la santé économique internationale. Or, après des années 2020-2024 de croissance à deux chiffres, on est entré dans une phase de ralentissement : selon une étude Bain & Company de juin 2025, le segment des Personal Luxury Goods est passé de 369 milliards en 2023 à 364 milliards d’euros l’an dernier.
Cette décélération s'explique par des facteurs exogènes, parmi lesquels les tensions internationales, le ralentissement de l'activité et de la demande chinoise, avant même l'élection de Trump et la hausse des droits de douane qu'elle a provoquée. Mais la machine s'est aussi enrayée du fait de facteurs endogènes, comme le décrypte Franck Delpal, de l'Institut français de la mode (IFM) : «Les changements de directeurs artistiques dans les grandes maisons coïncident souvent avec des tournants économiques. A la fin des années 1990, les mouvements chez Louis Vuitton et Gucci ont accompagné les débuts de la massification du luxe et le passage au numérique.» Cette fois-ci, l'enjeu est différent.

Les attentes des consommateurs ont évolué
Il s'agit de répondre à des consommateurs dont les exigences ont changé. «Tous les profils de consommateurs de luxe demandent à être reconquis, explique celui qui dirige le mastère management de la mode et du luxe de l'IFM. Ceux qui, parmi les classes moyennes supérieures, avaient une consommation exceptionnelle sont aujourd'hui plus prudents ou préfèrent épargner. Quant aux très aisés, ils n'ont plus confiance car ils ne trouvent pas le surcroît de valeur attendu qui justifierait l'envolée.»
Toutes les attentes retombent sur les épaules des directeurs de création, les plus visibles dans cette industrie. Leurs changements de titre racontent en miroir l'évolution de leurs attributions. «On parlait auparavant des couturiers à la tête de leurs propres maisons, puis sont apparus dans années 1980 les créateurs (Emmanuelle Khahn, Jean-Charles de Castelbajac, Thierry Mugler), qui ont nourri de leurs créations le prêt-à-porter en plein développement, rappelle Sylvie Grumbach, à la tête de l'agence 2e Bureau, qui réunit chaque année à Faverolles (Eure-et-Loir) les alumni de l'IFM. C'est avec le développement des groupes qu'est né le titre de directeur artistique : Marc Jacobs chez Louis Vuitton, Tom Ford chez Gucci et John Galliano chez Dior.»
«Les nouveaux designers sont vus comme des messies»
C'est bien de cela qu'il s'agit : trouver une nouvelle recette. Chaque maison aspire à incarner une sorte de momentum, à être la première à représenter le luxe dans l'esprit collectif. «Il s'agit d'une alchimie subtile entre management et création, complète Franck Delpal, qui utilise une métaphore mécanique pour illustrer son propos : Il faut que le moteur de séduction se remette en route. On attend des directeurs artistiques l'impulsion susceptible d'emporter tout le reste. Le tandem formé avec les CEO est important, que ces derniers viennent de l'univers du produit, de la finance ou encore de l'international.»
Quels points de force communs partagent ceux qu'on appelle les designers pour impulser cette petite révolution ? «Ils sont vus comme des messies, car ils sont bien armés pour atteindre cet équilibre entre image, création et commercial», précise Alice Bouleau, qui dirige le pôle créatif du cabinet Sterling International.

Une nouvelle vision de la mode
Elle cite l'exemple de Jonathan Anderson, qui, après avoir fait ses armes chez Prada, s'est lancé très jeune en nourrissant son travail de toutes les sources de la culture et des arts. C'est un artiste parmi les artistes, qui travaille avec les plus grands réalisateurs de cinéma, signe des collaborations avec ASAP Rocky et Studio Ghibli, et dessine des tenues incroyables pour Rihanna et Beyoncé: «Il a su, chez Loewe, imaginer à la fois une mule à tête de grenouille et un tee-shirt Anagram, des tops en filet et plumes de marabout et de la maroquinerie griffée. Tous ces directeurs artistiques ont en plus de leur talent créatif un vrai sens de l'image, souligne cette experte du luxe. Demna Gvasalia, chez Balenciaga, a de son côté été à l'origine de la résurrection de la couture, tout en étant en symbiose avec la rue, qui voulait ses sneakers chaussettes et ses sweats à capuche. Chez Louis Vuitton, Pharrell Williams vend son show et, à travers lui, son goût, sa propre histoire.»
Pour Valérie Radenac, consultante en business development spécialisée dans le luxe, le casting est parfait : «On tournait un peu en rond côté création, on s'était éloigné du sens, et ils sont allés travailler autrement le rapport à la matière. Sans passer par un dessin, une philosophie, une idée de femme. Formé à Anvers, Demna a cette approche singulière des coupes. Jonathan Anderson est allé, de son côté, défricher chez Loewe ce qui était enfoui en le confrontant au lifestyle contemporain. Matthieu Blazy cultive ce respect de la main et des gestes. Ils sont dans une vérité, ils ne trichent pas, ils vont chercher en eux leurs visions.»
Serge Carreira, directeur marques émergentes à la Fédération de la haute couture et de la mode, revient sur leurs points communs. Ils ont d'abord une approche collaborative de la création, qui replace la mode au milieu de tous les arts. «Un créatif est toujours plus fort s'il a la capacité d'agréger d'autres talents, commente l'expert. Eux ont toujours cultivé des collaborations avec des artistes, architectes, musiciens. Ils sont plus leaders de collectifs que figures superstars de la création. Ils sont en prise avec le monde d'aujourd'hui. Par ailleurs, ce ne sont pas de nouveaux venus. Il y a 20 ans, ils étaient moins visibles mais déjà là.»
Une nouvelle attention à la matière et à la qualité
Ils ne sont pas seuls dans cet exercice créatif. Le marketing n'a cessé de se développer dans la stratégie économique des groupes. On parle beaucoup des équipes du merchandising qui font remonter les besoins des différents marchés, auxquels vient répondre le créateur. Avec la financiarisation du luxe, les bonnes recettes ont parfois pris le pas sur l'audace et la créativité. Cette nouvelle garde est bien armée pour rétablir les équilibres et réenchanter les imaginaires, avec une attention redoublée à la matière et à la qualité.
L'enjeu est désormais de déployer leurs visions dans le moyen et le long terme. «Arrêtons le court-termisme», résume Valérie Radenac, qui assure des missions de conseil en direction générale dans ce secteur. Elle s'accorde avec les experts sur une question essentielle : les groupes vont-ils laisser du temps, quatre ou cinq ans, à cette nouvelle garde pour réinventer la mode ? Renouer avec le temps long, n'est-ce pas dans les fondements originaux du luxe ?
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