
Il est l’un des chefs les plus encensés de la planète, le plus étoilé par le Michelin (21 au total). Le patron incontesté de la haute gastronomie française dont il aime se penser le meilleur ambassadeur. Il a orchestré le dîner d’ouverture du Comité international olympique sous la pyramide du Louvre, le 25 juillet dernier. La présidence de la République a fait appel à lui pour recevoir dans ses restaurants les chefs d’Etat les plus puissants, Xi Jinping puis Vladimir Poutine au château de Versailles en 2014, Donald Trump à la tour Eiffel en 2017. Et c’est dans sa péniche restaurant, en 2019, qu’Alain Ducasse, en pleine conversation sur la Seine avec Michelle Obama, l’alerte soudain : derrière elle, Notre-Dame vient de s’embraser.
Lorsque, élégamment vêtu, le chef Ducasse s’assied par un matin hivernal dans la brasserie qui porte son nom à l’hôtel Meurice, on comprend très vite que cet homme-là n’est pas satisfait. Oui, il est à la tête d’un groupe qui fait vivre, dit-il, 2 000 personnes à travers le monde. Oui, il dirige 32 restaurants dont la moitié à l’étranger, et va en ouvrir 5 ou 6 autres en 2025, de Miami à Ryad. Oui, il a inauguré des boutiques qui cartonnent et des écoles qui diffusent sa «vision» des arts de la table jusqu’en Asie. Alain Ducasse sourit brièvement, l’œil amusé, il a de quoi être fier : «Ici, à Monaco, nous sommes des ateliers de recherche et développement, la pointe avancée de l’art culinaire», lance-t-il, puis corrige : «Nous devons l’être».
Il a une façon de garder la tête légèrement penchée quand il parle, comme s’il fallait faire front. Ce chef ambitieux, qu’on dit «insatiable», ne pense qu’au lendemain, au prochain projet, au rêve qui sourd, et c’est un combat. Surtout ne rien faire comme les autres. «Quand tout le monde est contre moi, j’aime bien, déclare-t-il. Il s'agit alors de convaincre pour que tout le monde soit embarqué. Alors, je pense que j’ai raison.» Et voilà comment on devient une sorte d’institution à soi tout seul.
Première expérience dans un routier
La première bataille qu’il a menée fut familiale. Agriculteurs à Castel-Sarrazin dans les Landes, ses parents l’avaient programmé pour reprendre l’exploitation. Lui ne pense qu’à s’échapper, voyager, tout sauf rester cloué là. Chauffeur de car, pourquoi pas ? La cuisine aussi lui chatouille les narines grâce à son experte grand-mère qui règne sur la ferme où les générations cohabitent. «Ma mère n’avait pas le droit de toucher à une carotte.», raconte-t-il. En revanche, elle est décidée à dégoûter des fourneaux le jeune Alain. Pour les vacances de Noël, elle le place chez un routier près de Mont-de-Marsan, sachant que ce sera rude. Il passe son temps à la plonge ou à plumer des dindes en grelottant dans la cour. «Alors ?» demande la mère ironique à son retour. «J’y retournerai aux vacances de Pâques», réplique le gamin par défi.

Alain Ducasse fait ses classes chez les plus grand chefs
A 16 ans, il entre en apprentissage au Pavillon landais, à Soustons, puis rejoint l’école hôtelière de Talence, près de Bordeaux. Mais il n’attend pas le diplôme pour aller à Eugénie-les-Bains postuler chez Michel Guérard, l’un des papes de la nouvelle cuisine. «Je n’ai pas de place», prévient le chef. «Je suis prêt à travailler gratuitement», rétorque Alain Ducasse. Il y reste deux ans, s’en va chez Roger Vergé au Moulin de Mougins, où il s’initie à la cuisine méditerranéenne, «source inépuisable d’inspiration», puis file à Mionnay, dans l’Ain, convaincre Alain Chapel de l’embaucher comme commis.
Payé une misère, mal logé, il vide 3 500 volailles en dix mois, finit par envisager de quitter le métier et boucle ses valises. Mais Chapel le retient, l’augmente, le promeut, va en faire son disciple. Jaloux, le chef de brigade se braque, ordonne à mi-voix qu’on ne lave pas les casseroles du chouchou. Hors de lui, Ducasse finit par se jeter sur le plongeur qui, effrayé, lui plante un couteau dans le ventre. Rien de très grave. Désormais, le jeune Alain connaît ses maîtres, les codes et les mœurs de cette profession hyperhiérarchisée et souvent cruelle.
Il n’avait pas attendu le coup de lame pour se projeter sur la marche suivante. «Quand j’étais commis, j’ai tout de suite rêvé d’être chef, confirme-t-il. Quand j’ai eu mon premier restaurant, j’ai immédiatement eu envie d’en avoir deux, puis trois, quatre... Quand j’ai reçu une étoile, j’en ai voulu deux, puis trois.» Le garçon est pressé. A 24 ans, il se voit proposer par Vergé d’être chef à L’Amandier de Mougins. Puis il prend la tête des cuisines de l’hôtel Juana à Juan-les-Pins. Là, à 27 ans, il est le plus jeune chef du monde à décrocher deux étoiles au Guide rouge.
Trois mois plus tard, le 9 août 1984, il s’envole à bord d’un Piper Aztec avec trois compagnons et le pilote pour visiter le chantier de son nouveau restaurant, le Byblos des neiges, à Courchevel. Le temps tourne à l’orage. L’avion se fracasse contre la montagne. Ducasse reprend conscience, les autres ont perdu la vie. Il est seul, en morceaux. Des heures d’attente.

Un tragique accident d'hélicoptère change sa vision de la cuisine
L’hélicoptère de secours tourne en vain. Finalement, le pilote reçoit l’ordre de rentrer, mais désobéit, veut tenter un dernier repérage. Enfin, l’appareil est en vue. Alain Ducasse est sauvé par miracle. L’homme qui l’a arraché à une mort certaine lui a récemment fait savoir qu’il aimerait le revoir. «J’ai dit non, dit le chef. Je ne regarde pas en arrière, ce qui m’intéresse, c’est demain. » On peut se demander si ce n’est pas ce crash qui l’a déterminé pour toujours à travailler comme quatre, ces quatre qui y sont restés.
«S’il n’y avait pas eu cet accident, concède Ducasse, je continuerais peut-être à faire mon marché tous les matins.» Un œil apparemment perdu, risquant la paraplégie, le jeune chef reste un an coincé à l’hôpital pour treize opérations, puis trois ans en rééducation. Un matin, il décide de se battre contre la compassion générale. Il faut survivre, affiner ses recettes. «J’ai cuisiné dans ma tête, écrira-t-il. J’ai organisé des réunions autour de mon lit pour poursuivre le chantier du Byblos. J’ai imaginé la carte. J’ai appris à déléguer, moi qui veut toujours tout contrôler.»
C’est la clé de sa philosophie et sans doute du magistral développement que va connaître son entreprise. «J’ai compris que je pouvais penser la cuisine sans l’exécuter», répète-t-il aujourd’hui. Il en a tiré un dogme : «Avant d’être bon à manger, un plat doit être bon à penser.» Sans ce mantra, il ne se retrouverait pas à la tête de centaines de personnes sur neuf pays, qui toutes disent «le chef» en parlant de lui. Comme s’il n’y en avait qu’un, comme s’il était là, dans leur dos.
A suivre dans le prochain épisode de la série, comment le chef commence à bâtir son empire
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