
Dans la première partie de notre portrait, nous avons découvert les débuts d'Alain Ducasse dans la restauration et la clé de sa philosophie qui fait le succès de son empire : «J’ai compris que je pouvais penser la cuisine sans l’exécuter». L'art de cuisiner par délégation, voilà la singularité Ducasse, même s’il a été copié, critiqué aussi. Que ce soit à Tokyo, Rome, Doha, New York, Londres ou Monaco, pas un plat, pas un dessert n’est inscrit sur les menus sans qu'il l'ait personnellement goûté, testé, et validé avant d’apposer sa signature. «Je viens de passer en avion deux nuits entières en une semaine», dit-il le jour de notre rencontre. Sur son lit d’hôpital, Alain Ducasse s’était promis de tromper sa peur en retournant voler. Le rescapé est devenu globe-trotter.
Partout, chaque saison, les chefs de ses restaurants attendent son feu vert la boule au ventre. «C’est la meilleure tarte au citron du monde ?» jette-t-il à un pâtissier. «Non», bredouille le collaborateur. «Alors, pourquoi tu ne fais pas la meilleure tarte au citron du monde ?» Ducasse adore citer son grand-père menuisier en souvenir duquel il a placé au moins un objet de décoration en chêne dans chacune de ses adresses : «Ça prend autant de temps de faire bien que de faire mal, mais dans le second cas, il faut refaire», assénait le papy. Alain Ducasse fait «refaire, refaire, refaire», confessent ses disciples. «A la fin, conclut le chef, la tarte la meilleure est celle que j’ai validée.» Vraiment ? Il baisse un peu le front, l’œil pétillant : «Ce n’est pas la démocratie, c’est moi qui décide.»

L'autorité du chef incontestée
Nul ne remet en question l’autorité du chef des chefs. Même les anciens ne s’y risquent pas. «Personne ne vous parlera du chef», prévient une ex-collaboratrice. Même en bien ? «Je n’ai pas envie qu’il m’appelle pour me dire : "Qui tu es, toi, pour te permettre de parler de moi ?"» Ceux qui aiment dénoncer la «mafia» de la haute gastronomie le traitent de «parrain». Un proche dément : «Un parrain a une bande, pas lui. C’est un solitaire. Alain n’est pas aimé et ne cherche pas à l’être».
En revanche, il est admiré, tel un gourou. Il bluffe ses équipes avec son souci pointilleux du détail, sa façon de repérer qu’il y a là une asperge de trop, un dosage approximatif, une framboise sans esprit, un bémol non désiré dans la recette. «Il a la mémoire du goût», s’extasie Veda Viraswami, son formidable chef torréfacteur. «C’est un personnage d’une intelligence extraordinaire», abonde le consultant Sébastien Ripari, qui a travaillé un temps pour lui.
Le prince Rainier lui ouvre les portes à Monaco
Tout a vraiment commencé à Monaco. A 31 ans, une fois remis de l’accident d’avion, Alain Ducasse est retourné au piano. Le prince Rainier lui a déroulé le tapis rouge. Recommandé par Michel Pastor, alors roi de l’immobilier sur le Rocher, il reprend en mai 1987 le restaurant gastronomique du palace L’Hôtel de Paris. Le prince lui promet la nationalité s’il arrache trois étoiles au Michelin. Elles arrivent trente-trois mois plus tard. Le jeune Ducasse mitonne là des plats dont les critiques gastronomiques gardent un souvenir ému. «Il a choisi la tête de veau pour épater le prince, évoque l’un d’eux, et une cuisine de Riviera un peu canaille, c’était parfait».
Audacieux pour l’époque, l’un de ses menus est exclusivement composé de légumes. Au mur du Louis XV, il fait inscrire cette citation du danseur Jean Babilée : «Se prendre pour un génie, c’est l’assurance de passer pour un imbécile». Des chefs célèbres y ont prospéré ou fait leurs armes, comme Franck Cerutti, Jean-François Piège, Hélène Darroze et bien d’autres. Ducasse a posé là-bas les bases de sa cuisine, un mélange de tradition et de modernité, l’exaltation du «produit» qu’il ne faut pas trahir ni noyer, et le souci sourcilleux de la mise en scène : il engage alors un chorégraphe qui enseigne à ses équipes l’art de se déplacer en salle d’un pas aérien, le geste élégant.
Les débuts de l'empire Ducasse
Dopé par ses étoiles, Ducasse va alors commencer à se dédoubler. En 1995, il ouvre dans les Alpes-de-Haute-Provence La Bastide de Moustiers, une auberge de charme au luxe dit «frugal», sa «maison de cœur», dit-il. L’année suivante, la star des chefs Joël Robuchon lui suggère de monter à Paris prendre sa succession à l'hôtel du Parc, avenue Raymond-Poincaré. Huit mois après l’ouverture, le restaurant rebaptisé Alain Ducasse conquiert trois étoiles, tandis que le Louis XV en perd une, regagnée l’année suivante. Il est désormais le seul chef deux fois triplement étoilé à ne pas se trouver en personne en cuisine. Le fantasme caressé à l’hôpital se concrétise : sortir des fourneaux, varier ses propositions de cuisine et les déléguer à de «jeunes chefs talentueux». Un patron est né.
Il a besoin d’aide pour se développer. En 1998, Alain Ducasse demande à Laurent Plantier, un jeune chef d’entreprise agile, de venir le rejoindre. «On rencontre rarement chez quelqu’un ces yeux brillants à l’idée d’un projet, cette envie frénétique de créer, d’inventer, de grandir», explique ce dernier. Le tandem reprend Châteaux et hôtels de France, une chaîne de 500 établissements de prestige, devenue aujourd’hui Teritoria. En 2000, c’est le tournant. Les deux hommes s’associent dans la holding De Gustibus – deux tiers Ducasse, un tiers Plantier. Le groupe Alain Ducasse est créé. Le chef signe les plats servis sur le Concorde lors du changement de millénaire. En 2000 aussi, le Plaza Athénée s’offre au chef, qui y transfère son restaurant de l’avenue Raymond-Poincaré. Cinq mois plus tard, il y décroche encore trois étoiles.
Monsieur 80 millions
Créé en 2000, le groupe Ducasse Paris affichait un chiffre d’affaires de 80 millions en 2009. Dix ans plus tard, il atteignait les 100 millions. Avec le Covid, il est descendu, puis il est remonté à 80 millions en 2024. Entretemps, Alain Ducasse et son associé Laurent Plantier se sont séparés, brouillés, en 2015. “Début 2015, le chef a racheté la part de son associé, puis à la fin de l’année, le groupe Elior est devenu actionnaire à 10%. Le partenariat avec Sodexo a pris fin en 2017, précise la présidente du groupe, Véronique Lartigue. En 2020, le fonds Mirabeau a fait son entrée dans le capital du groupe, à hauteur de 14%. Récemment, Trévise participations a racheté les titres d’Elior.” A l’issue d’un appel d’offres en 2019, Alain Ducasse a perdu la concession du célèbre Jules Verne, joyau de la tour Eiffel, tenue par la Sodexo qui a soutenu le nouveau chef, Frédéric Anton. Thierry Marx a hérité de la brasserie du site. La même année, le chef a également vu la concession du Plaza Athénée lui échapper.
Alain Ducasse commence alors son ascension internationale. Cap sur New York. «Un choix décisif pour la suite, indique Laurent Plantier. C’était la première fois qu’un chef connu en France ouvrait un restaurant là-bas.» L’accueil est glacial : L’Essex House à Central Park est jugé trop cher, trop pompeux, trop snob. Un jour, à l’aéroport, un douanier interpelle Ducasse : «C’est vous, Monsieur Addition salée ?» Le 14 février 2003, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, Dominique de Villepin clame dans un discours vibrant l’opposition de la France à l’intervention en Irak. Des bouteilles de vin sont brisées devant le restaurant, des pancartes fleurissent : «French go home». Le New York Times sauvera la maison en lui accordant quatre étoiles de son cru. «Dès lors, reconnu comme l’un des meilleurs à Paris, Monaco et New York, Ducasse est qualifié de plus grand chef du monde», se souvient Plantier. C’est la gloire.
A suivre dans notre dernier épisode, le développement de l'empire Ducasse et le désir du chef de transmettre
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