
Mission confirmée : après avoir rejoint le gouvernement Barnier comme secrétaire d’Etat en septembre, l’ex-patronne de la mission French Tech a été confortée en décembre par son successeur François Bayrou, qui l’a propulsée ministre déléguée à l’Intelligence artificielle (IA) et au Numérique. La priorité de cette diplômée de Harvard ? Faire de la France une grande puissance de l’IA. Le sommet international consacré à cette discipline, les 10 et 11 février à Paris, devrait y contribuer. La ministre pourrait y croiser quelques invités venus de la Silicon Valley, comme Mark Zuckerberg ou Elon Musk. Voilà qui tombe à pic. En janvier, Clara Chappaz a évoqué un possible bannissement européen de X, le réseau social du boss de Tesla, soupçonné de favoriser la désinformation. L’ambiance promet donc d’être électrique !
Capital : C’est la première fois qu’un poste ministériel est dédié à l’intelligence artificielle (IA). Quelles sont vos missions ?
Clara Chappaz : L’objectif que je me fixe est double. Il s’agit tout d’abord de m'assurer qu'on crée en France ces technologies et que notre pays devienne une puissance de l'IA. Cela, tout en créant un cadre de confiance, pour permettre aux Français de maîtriser ces technologies dans leur quotidien. Avoir un écosystème efficace ne sert à rien si les entreprises, administrations et citoyens ne s’approprient pas cette innovation.
La France peut-elle rattraper son retard sur les géants américains de l’IA ?
Notre stratégie pour l’intelligence artificielle, dont la France s’est dotée dès 2018, porte ses fruits. Nous avons des start-up et des talents reconnus dans le monde entier. A San Francisco, on voit des Français dans tous les labos. Pourquoi ? Parce qu'on a investi dans la recherche et on continue à le faire. La France est quatrième du classement de Shanghai, qui note les universités. Nous allons renforcer cela, notamment via l’IA Cluster, un dispositif financé à hauteur de 360 millions d’euros, qui réunit les meilleurs scientifiques pour développer leur recherche. On a aussi fait beaucoup de choses en matière de supercalculateurs publics, comme avec la machine Jean-Zay, dont la capacité a été augmentée, mais aussi le projet du calculateur Alice-Recoque, qui ouvrira cette année et sera dix fois plus puissant.
Mais comment s’assurer que ces outils d’IA soient vraiment adoptés ?
Aujourd’hui, plus de 8 entreprises sur 10 disent que l'IA constitue une priorité, mais moins d'1 sur 4 l’utilise vraiment… Pour combler cet écart, il faut innover, mais il faut aussi qu’il y ait de la confiance et pour cela il faut établir des règles. Il y a eu un gros travail sur ce sujet avec le règlement européen pour l'intelligence artificielle, qui sera mis en œuvre dans les prochaines années. Par exemple, un modèle d’IA aidant les industriels à évaluer la qualité des pièces qui sortent de leurs usines ne constituera pas un usage très risqué. A l'inverse, créer une sorte de notation sociale, comme c’est le cas en Chine, serait inacceptable.
La France ne souhaitait-elle pas une régulation moins contraignante en la matière ?
Le président de la République a été très clair dans toutes les discussions européennes et je continuerai à soutenir cette position : l’idée n’est pas de créer un cadre pour créer un cadre, mais pour créer de l’adoption. Comme l’a souligné le récent rapport Draghi, l’un des leviers les plus importants pour doper le potentiel économique de notre pays, c’est l'innovation technologique. Il faut donc ouvrir l'accès à l'innovation, et accélérer. Le règlement européen a trouvé un bon équilibre sur ce qui est acceptable en matière d’IA et ce qui ne l’est pas. Nous serons vigilants à préserver cet équilibre pour ne pas entraver l'innovation. Aucune technologie n’a jamais évolué aussi vite que l’IA : tous les trois mois, on a des nouvelles avancées.
Comment convertir les entreprises à l’IA ?
Nous venons de lancer un appel à manifestation d'intérêt pour trouver des cas d'usage très précis. L’opérateur Orange, par exemple, a développé un outil qui permet aux salariés du service client d'accéder facilement aux différents documents dont ils ont besoin. L'introduction de l’IA dans les services publics est également essentielle pour améliorer l'efficacité et la réactivité de l'administration. En automatisant certaines tâches répétitives et en optimisant les processus, l'IA permet aux agents de se concentrer sur des missions à plus forte valeur ajoutée, comme l'accompagnement personnalisé des usagers.
Qu’attendez-vous du prochain Sommet pour l’action sur l’IA, à Paris ?
Ce sommet initié par le président de la République réunira les 10 et 11 février une centaine de chefs d’Etat et plus d’un millier d’acteurs du secteur privé, venus de tous les continents. La question qui se pose pour tous – citoyens et usagers du monde entier, start-up comme grands groupes, chercheurs et décideurs, artistes et médias – reste simple : comment créer une dynamique d’attractivité favorable à l’innovation en France et en Europe ? Comment réussir le virage de l’IA en ne laissant personne de côté ? Comment faire en sorte que les usages de l’IA correspondent à nos valeurs humanistes, et que cette technologie puisse être mise au service du collectif et de l’intérêt général ? Ces enjeux sont fondamentaux. Nous devons faire en sorte que l’IA tienne ses promesses de progrès et d’émancipation.
Comment convertir le grand public à l’IA ?
Seulement 51% des Français disent avoir confiance en l'IA. C'est beaucoup trop faible, il faut créer plus d’enthousiasme. On le fera notamment via les cafés IA, dédiés à des actions de sensibilisation. L'éducation doit aussi jouer son rôle. Depuis cette année, il y a une sensibilisation à l'intelligence artificielle dès la classe de quatrième, en cours de technologie. Il faut aider les Français à se saisir de son potentiel. Parce que, demain, ceux qui sauront comment utiliser cette technologie auront potentiellement accès à de nouveaux emplois et opportunités dont seront privés ceux qui, à l’inverse, n’auront pas compris comment s’en servir.
Est-ce que ça va permettre, comme imaginent certains chercheurs, de briser des plafonds de verre ?
Oui, il suffit de quelques exemples pour s’en convaincre. En matière d’éducation, il y a des outils comme Adapt’IA, qui permettent aux professeurs d’adapter leur enseignement à chaque élève. Imaginez le potentiel, si on peut de la sorte s'assurer que tout le monde monte en compétence à son rythme. En matière de santé, les chercheurs nous disent que le temps pour développer un médicament contre le cancer a été réduit et ça se compte en années. En matière de transition écologique, les nouveaux matériaux sur lesquels travaillent les scientifiques auraient peut-être mis, sans l’IA, une décennie à arriver sur le marché.
Les financements sont-ils suffisants ?
Pour les start-up, les levées de fonds ont été multipliées par 5 en France, depuis 2017. C'est énorme. Rien que pour l’IA, elles ont augmenté de 63% en valeur, entre 2023 et 2024. La France est devenue le pays le plus attractif d'Europe pour les investissements étrangers grâce à la baisse de l’impôt sur les sociétés, passé de 33% à 25%, et à un certain nombre de dispositifs, comme la «flat tax». Dans une période où l'investissement dans les entreprises innovantes a été chahuté à l'échelle mondiale, la France est le pays d'Europe qui résiste le mieux.
Les start-up déplorent souvent le manque de commande publique…
On doit accélérer sur cette question : les administrations et l'Etat en général ne consacrent pas plus de 2% de leurs achats aux start-up. C'est un sujet sur lequel on travaille, via le dispositif Je choisis la French Tech, qui vise à embarquer les administrations comme les grands groupes. Les solutions françaises existent et il faut se dire, quand on est l'un de ces acteurs, qu’on a la responsabilité de soutenir son écosystème. Notre volonté est de doubler la commande publique envers les start-up. Côté privé, plus de 500 entreprises se sont, elles aussi, engagées à doubler leurs achats. Je fais confiance à nos directeurs d'administration, à nos patrons d'entreprise, pour évaluer, selon leurs besoins, quelle est la meilleure solution sur le marché.
Sur le cloud, les offres sont-elles suffisamment sécurisées ?
Il ne faut pas de dogmatisme sur le sujet, et vouloir que cela ne se passe que sur un cloud français ou européen. Mais il faut être clair sur les données sensibles, dont l’usage nécessite un certain degré de sécurisation. Je pense aux enjeux de défense, de secret des affaires ou d’avancées scientifiques. Il faut que l’Europe se dote d'une certification qui garantisse la protection de ce type de données. C'est un projet que la France a bâti via le SecNumCloud et qu’elle défend désormais à l'échelle de l'UE, où les discussions sont en cours. Est-ce que l'Etat doit favoriser un acteur plutôt qu’un autre ? Notre rôle, c'est plutôt de nous assurer qu'une offre européenne existe et qu’elle réponde aux exigences de protection des données. Et s'il y a des acteurs internationaux qui veulent développer de telles solutions pour protéger nos données, tant mieux, on n'est pas dogmatique.
Les règlements comme le Cloud Act et le Foreign Intelligence Surveillance Act, qui autorisent les autorités américaines à collecter des informations dans n’importe quel pays, ne posent-ils pas problème ?
C'est bien pour cela qu'il faut qu'on ait nos propres outils pour sécuriser nos données. Quand l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) a attribué la certification SecNumCloud, elle a fait un travail très poussé pour s'assurer que le référentiel mis en place soit totalement sécurisé. Et, aujourd'hui, les acteurs français participent à la création de cette offre et nous les y encourageons.
Vous rappelez-vous d’une rencontre qui a changé votre carrière ?
Celle avec mon premier manager, en Thaïlande. J’avais 25 ans, c’était mon premier poste, au sein de la start-up Zalora, le Zalando asiatique. Un matin, ce responsable me dit qu’il a besoin que je manage le département marketing, une équipe de 40 personnes… Je ne parlais pas thaï, alors que tout était en thaï ! Je lui signifie donc mon refus et il me répond : « En fait, je ne te propose pas, tu commences demain. » Je me suis lancée et j’ai appris le thaï ! Cela m'a montré que, même quand on ne se sent pas prêt, si on veut, on peut y arriver. Je ne dis pas que c'est facile. De la même façon, quand j’ai pris mon poste de ministre, j'étais enceinte de 8 mois. Le message n’est pas de dire que tout le monde doit prendre des postes à responsabilité à quelques semaines de son accouchement. Mais que si on veut, c’est possible.
Comment faire, comme c'est votre cas depuis octobre dernier, pour concilier un agenda de jeune mère avec un agenda de ministre ?
On ne va pas se mentir, ce n'est pas forcément facile tous les jours, on s’organise. Je pense que c'est important de le dire, il y a des rendez-vous qu'on manque chez le pédiatre, il y a des choses qui sont désorganisées quand on rentre le soir à la maison. Mais il faut être indulgent avec soi-même. Je me dis tous les matins que, si je peux faire avancer la France de par mes fonctions, ça compense tous les obstacles du monde. Je suis surtout très bien accompagnée et je remercie les personnes qui m'aident à faire que ce poste soit une réussite.
La biographie expresse de Clara Chappaz
1989 : Naissance à Paris
2011 : Diplômée de l’Essec
2018 : MBA à Harvard
2019 : Directrice commerciale de la start-up Vestiaire Collective (achat-revente de vêtements)
2021 : Patronne de la mission French Tech
2024 : Secrétaire d’Etat puis ministre déléguée à l’Intelligence artificielle et au Numérique.
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