Eté 2021, chaque matin, les ouvriers français du constructeur automobile Stellantis composent un numéro vert pour savoir s’ils peuvent venir travailler. Les jours chômés se multiplient dans les usines du groupe, car les composants électroniques fabriqués en Asie n’arrivent plus. Automne 2022, les pharmacies sont rationnées en paracétamol, alors que les laboratoires de Sanofi et d’Upsa dépendent, pour le produire, de principes actifs importés d’autres continents. Hiver 2022, le gouvernement se prépare à d’éventuelles coupures d’électricité. Le réseau affronte des difficultés inédites, entre la guerre en Ukraine, la sécheresse ou l’indisponibilité des centrales nucléaires.
A tour de rôle, chacune de ces pénuries est venue rappeler que l’affaiblissement de notre industrie pouvait avoir de lourdes conséquences sur la vie quotidienne des Français. Et qu’après des décennies de délocalisations il était temps de renverser la vapeur. L’Etat s’y est donc attelé, en affichant de grandes ambitions. «Réindustrialiser la France, c’est la mère des batailles», a ainsi décrété le président de la République Emmanuel Macron.
La France séduit les investisseurs étrangers
Le mouvement est bien engagé, certaines de ces cathédrales industrielles, dans les batteries de voiture électrique ou les semi-conducteurs, devant être achevées avant la fin de la décennie… Pour la cinquième année consécutive, la France s’est même classée, en 2023, comme le pays le plus attractif d’Europe. «Alors qu’il y a une dizaine d’années, elle était à la limite du déclassement par rapport à l’Allemagne et au Royaume-Uni», rappelle le cabinet EY. Articulée autour d’aides étatiques, tels le plan France 2030 avec ses 54 milliards d’euros d’investissements ou la loi industrie verte avec son nouveau crédit d’impôts, cette reconquête industrielle se targue, donc, d’aller vite.
Mais force est de reconnaître que l’Hexagone part de très loin, avec un déficit commercial sur les produits manufacturés qui atteignait 54,8 milliards d’euros en 2023. Prenez ces vélos chics vendus sous le label made in France : les ateliers où ils sont assemblés sont remplis de cartons venus d’Asie, où 90% des cadres et des freins sont fabriqués. Quant à l’usine d’ACC (Automotive Cells Co), le fameux Airbus des batteries à Douvrin (Pas-de-Calais), elle grouillait, à son inauguration en mai 2023, d’opérateurs chinois, les seuls à savoir calibrer les machines. «La remontada va être longue. Il faut environ deux décennies», confirmait Olivier Lluansi, spécialiste de l’industrie chez PwC, au salon Global Industrie.
Le premier chantier de mine en 50 ans
Certes, la générosité de l’Etat interroge parfois. Fallait-il par exemple accorder 1,5 milliard d’euros au projet de gigafactory de ProLogium, une start-up taïwanaise inconnue en France ? «Je suis sidéré du montant», confie un capitaine d’industrie, avec qui l’Etat s’est montré plus chiche. Mais, en attendant, les entreprises choyées multiplient les chantiers. Entre janvier 2017 et juin 2024, le cabinet Trendeo a ainsi dénombré un solde net de 340 projets industriels.
Parmi eux, un site d’extraction de lithium dans l’Allier, pour approvisionner les usines de batteries électriques dans les Hauts-de-France. Il vient tout juste d’être reconnu «d’intérêt national majeur». «Cela fait cinquante ans qu’une mine n’a pas été ouverte en France!», souligne Alan Parte, vice-président en charge des projets lithium chez Imerys.
«De nouvelles filières se sont créées en très peu de temps», confirme Sébastien Degueldre, expert de l’industrie au cabinet Avencore. A tel point que la France rêve d’indépendance sur certains secteurs, comme pour celui de l’hydrogène. Déjà, dans le bassin lorrain, des chercheurs du CNRS explorent des gisements d’hydrogène, tandis que McPhy produit à Belfort (Territoire de Belfort) des électrolyseurs qui serviront à fournir ce gaz décarboné à l’industrie lourde. «C’est très important parce qu’on va attaquer de gros sites pollueurs, comme dans la sidérurgie», relève Sébastien Degueldre.
L'industrie face au dérèglement climatique
Gare en effet aux images d’Epinal : même massive, la réindustrialisation n’en devra pas moins composer avec la transition écologique en cours, comme le souligne EY. Dans ses locaux parisiens, le cabinet de conseil a pris l’habitude de montrer à ses clients un court-métrage sur la France de 2043. Une façon de les sensibiliser à l’avenir qui les attend «si trop peu ou rien n’est fait» pour limiter le dérèglement climatique : une chaleur étouffante de 50 degrés écrasant Paris, des moustiques-tigres vecteurs de la dengue attendant aux fenêtres ou des rivières n’arrivant plus à refroidir les centrales nucléaires… «Ce que tu vas voir n’est pas de la science-fiction», clame la vidéo.
Pour faire mentir ces projections, les rapports sur le climat soulignent le besoin d’une industrie plus sobre et plus locale. La France a une carte à jouer dans ce combat. La start-up Circle imagine par exemple des mini-usines de voiturettes ultralégères de 450 kilos. «Une Smart, qui est le modèle le plus écologique du parc mondial, c’est 135 grammes de CO2 par kilomètre. Notre voiture se situe à 8 grammes, soit 17 fois moins», chiffre Eric Boullier, fondateur de Circle. Cette industrie réinventée sera aussi plus attractive pour les jeunes générations, alors que 60 000 postes restaient vacants dans le secteur l’an passé. «Les conditions de travail se sont fortement améliorées. L’industrie, ce n’est plus “Germinal”!», souligne Christian Ribeyrolle, président de la bioraffinerie Ryam France, dans la forêt landaise.
Concilier pouvoir d'achat et made in France ? Pas si simple
Difficile toutefois de totalement sacrifier le productivisme sur l’autel de l’écologie. «Sommes-nous prêts à payer temporairement plus cher certains produits, en sachant que cela va être vertueux pour l’emploi et la redistribution sur le long terme? Ce n’est pas simple», interroge la chercheuse Anaïs Voy-Gillis, directrice de la stratégie au sein du groupe chimique Humens. «Le patriotisme à travers les achats ne marche pas tout le temps. Encourageons les productions massives qui permettent de descendre en prix», conseille de son côté David Cousquer, fondateur de Trendeo.
Le Slip français a opté pour cette stratégie : pour relancer ses ventes, le fabricant de sous-vêtements a augmenté ses volumes de façon à sabrer les prix. «Si on ne produit pas en France, ce sera fait en Chine ou en Europe de l’Est avec peut-être moins d’efforts pour l’environnement», continue notre expert de Trendeo. Les prochaines années seront donc cruciales. «Les Chinois ont de très grosses capacités de production, avertit Anaïs Voy-Gillis. La demande locale se tasse et le marché américain est difficile d’accès. Ils vont donc attaquer l’Europe.» Il faudra alors que nos cathédrales soient particulièrement solides.
Les secteurs clés de la réindustrialisation
Automobile
Si tout se passe bien, le département du Nord devrait accueillir trois usines de batteries : la gigafactory de Renault et du chinois Envision, attendue à Douai pour 2025, celle de la start-up française Verkor annoncée aussi pour 2025 à Dunkerque, et celle de ProLogium, également à Dunkerque, un an plus tard. Non loin de là, le site d’ACC à Douvrin (Pas-de-Calais) a été inauguré en 2023, tandis que Blue Solutions (filiale du groupe Bolloré*) veut s’implanter à Mulhouse (Haut-Rhin) en 2030. Cette «vallée européenne de la batterie» doit accompagner l’arrivée massive des voitures électriques, mais aussi offrir une alternative aux produits chinois, qui pèsent 70% des volumes mondiaux. La France vient d’ailleurs de s’en protéger, en conditionnant le bonus écologique à des critères environnementaux, défavorables aux voitures équipées de batteries chinoises.
Photovoltaïque
Deux entreprises rêvent de rapatrier la production de panneaux solaires. A Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), Carbon veut créer 3000 emplois avec une gigafactory attendue pour 2026. A Hambach (Moselle), Holosolis veut ouvrir la même année avec 1900 emplois à la clé. «Avec la guerre en Ukraine, l’Europe a réalisé la faiblesse de sa stratégie énergétique. Il faut s’engager dans une énergie renouvelable et souveraine», plaide Nicolas Chandellier, directeur de Carbon. Le Net-Zero Industry Act, adopté en mai par l’Europe, doit servir de bouclier contre la concurrence asiatique puisqu’il obligera à intégrer des critères environnementaux aux appels d’offres. «Dès que la réglementation est là et qu’elle est là sur le long terme, on peut monter des usines», salue Jan Jacob Boom-Wichers, président d’Holosolis.
Mines
Aujourd’hui, le lithium est très largement extrait en Australie avant d’être raffiné en Chine. En 2028, Imerys espère puiser «l’or blanc» dans les sous-sols de l’Allier et le traiter sur place. Et, depuis 2022, l’entreprise Lithium de France multiplie les explorations en Alsace. Métal stratégique de la transition énergétique, le lithium sert notamment aux batteries des voitures électriques.
Electronique
C’est le plus gros investissement industriel de ces dernières décennies, hors nucléaire. A Crolles (Isère), l’américain GlobalFoundries et le franco-italien STMicroelectronics vont investir 7,5 milliards d’euros pour installer une nouvelle ligne de semi-conducteurs. Le site devrait arriver à pleine capacité en 2028, avec 1000 emplois à la clé.
Santé
Après les pénuries de paracétamol, l’Etat a vivement applaudi le projet. Le chimiste Seqens a investi 100 millions d’euros pour relocaliser à Roussillon (Isère) les principes actifs qui servent à fabriquer les médicaments antidouleur et antifièvre. Le démarrage de la production est attendu pour 2026.
*Prisma Media, éditeur de beincrypto1.de, appartient au groupe Vivendi, détenu à 29,5 % par le groupe Bolloré.
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