
Journalistes, influenceurs, salariés, représentants du luxe et des fédérations professionnelles, ils étaient plus de 500 à se bousculer, début septembre, au siège parisien de Veja. Pour une soirée au thème surprenant, alors que la très chic Fashion Week de rentrée battait son plein : il s’agissait de discuter cordonnerie, retouches, et plus largement économie solidaire. Preuve s’il en fallait de l’attractivité de cette marque, qui a inventé la basket durable. Et qui, au nez et à la barbe des grands équipementiers sportifs, continue son marathon militant, en mettant désormais l’accent sur la durabilité de ses produits.
En presque vingt ans, et sans jamais le revendiquer, Veja est devenu une boussole de l'industrie de la mode et des accessoires. «Depuis notre première paire en 2005, on a doublé, doublé, doublé, mais sans faire de la croissance une obsession», confie Sébastien Kopp, cofondateur de la marque avec François-Ghislain Morillion. Veja aujourd'hui, c'est 550 salariés, répartis pour plus de la moitié en France, mais aussi entre les villes de Campo Bom et de Sao Paulo au Brésil, ainsi qu’à New York. Pour un chiffre d'affaires de 270 millions d'euros en 2023, réalisé grâce à la vente de plus de 4 millions de baskets. Pas si mal pour une entreprise qui n’a jamais fait de levées de fonds, et qui a gardé son statut initial de SARL à deux actionnaires.

Veja, «regarder» en portugais
Et pourtant, à son lancement, ni les consommateurs ni les acteurs du marché ne pensaient un jour associer basket et écologie. Pour ces deux copains de lycée, devenus diplômés de HEC dans le cas de François-Ghislain et de l'université Paris Dauphine pour Sébastien, la vocation est née d’une déception, après un premier audit social réalisé en Chine. Missionnés par de grandes entreprises pour parcourir le monde et détecter les pans d’activité durable qu’elles pourraient développer, ils se confrontent alors un peu partout au manque de transparence… La déconvenue leur inspire leur nom de marque : Veja, «regarder» en portugais. Ainsi que leur concept : proposer des chaussures «bien faites», tant sur le plan des matériaux que de la justice sociale. Et déconstruire, donc, cette basket symbole de la mondialisation, de la pollution plastique et de l'exploitation de la main-d'œuvre.
Première étape mise en œuvre : le sourcing des matières premières. Le caoutchouc naturel viendra des forêts d’Amazonie, tandis que le coton bio sera issu du Brésil et du Pérou. Pour des prix fixés à l'avance, et bien au-dessus de ceux du marché. Jusqu’à 3,5 fois, par exemple, dans le cas du coton. En vingt ans d’activité, le maillage initial de producteurs s'est largement étoffé. C’est ainsi que, de 22 coopératives, le nombre de fournisseurs en coton bio a grimpé à 1700. Tandis que les producteurs de caoutchouc sont aujourd'hui 2500 à travailler pour la marque, contre 26 initialement. «On a dénoncé très tôt les non-sens de l'époque, les pesticides du coton, l'esclavage moderne des sous-traitants asiatiques. Mais plutôt que de frapper les esprits comme peuvent le faire – et c'est très bien – certaines ONG, on a proposé une alternative», détaille Sébastien Kopp.

Les innovations techniques, elles aussi, suivent un rigoureux cahier des charges. Pour répondre aux besoins des coureurs et des randonneurs, une alternative au polyester issu du pétrole a par exemple été trouvée : le B-Mesh, issu du recyclage de bouteilles en plastique, sert depuis 2014 pour la tige de certains modèles. Et, pour remplacer le cuir dans ses collections véganes, la marque recourt au CWL, une toile de coton bio enduite d'amidon de maïs et d'huile de ricin. Dans cette démarche 100% durable, l’entreprise ne regarde pas à la dépense. Produire une Veja serait ainsi cinq fois plus coûteux que dans le cas d’un modèle fabriqué en Chine. Mais les fondateurs savent économiser ailleurs. Ils s’interdisent ainsi toute publicité, quand ces frais marketing pèsent jusqu’à 70% du prix d’une paire ! Et ils ne produisent leurs modèles qu’en quantités limitées, afin de réduire les stocks.
Veja multiplie les collaborations avec des labels et des créateurs
Réalistes, les cofondateurs savent bien que nombre de leurs acheteurs ne sont pas des engagés de l'écologie, et choisissent souvent leurs sneakers pour le style. C’est pourquoi la marque n’hésite pas à s'ancrer dans un territoire mode, en multipliant les collaborations avec de grands labels (la maison de mode italienne Marni, l’Américain Rick Owens, ou encore, cet automne, la griffe Make My Lemonade), ainsi qu’avec de jeunes créateurs engagés (Amélie Pichard). Mais pas question de faire dans l’ostentation : avec ses modèles vendus à un prix moyen compris entre 120 et 180 euros, Veja occupe le créneau envié du quiet luxury, le luxe tranquille. «Je crois qu'il y a toujours eu un équilibre subtil entre les clients qui ont conscience des enjeux écologiques et ceux pour qui ce n'est pas la priorité. En période d'inflation, cet équilibre est encore plus fragile : les consommateurs sont en mode survie, et la manière dont est fabriquée une basket leur importe moins que le prix discount.»
Mais il n’y a pas que sur le montant de ses étiquettes que la marque garde un œil. Elle tient aussi à tenir à distance la concurrence, qui occupe désormais son créneau. Sur les salons professionnels, de jeunes acteurs se concentrent par exemple sur la réduction du plastique, en ayant recours au recyclé, tandis que d'autres visent la niche végane. Même les grands groupes, titillés par l’innovation de ces petites marques engagées, misent aujourd’hui sur l'innovation verte, via des collections capsules. Pas de quoi inquiéter outre mesure les fondateurs, qui mettent en avant leur vision globale de la chaîne de valeur. «C'est une continuité. Comme tout ce que tu ne vois pas d'un arbre, ses racines invisibles, qui vont de plus en plus en profondeur, qui se multiplient sans que rien apparaisse en surface. Nous sommes dans la recherche perpétuelle de ces racines», indique le cofondateur de 46 ans.
Des chaussures fabriquées au Portugal et au Brésil
Depuis ce début d’année, la marque a d’ailleurs décidé d’accélérer une nouvelle fois sa foulée : alors que 90% de la production mondiale de baskets provient d'Asie (en Chine, au Vietnam, ou encore en Thaïlande), Veja a réussi à relocaliser une partie de sa production en Europe. Destination choisie pour cet Aegean Project, censé réduire l’empreinte carbone de l’entreprise : le Portugal, qui dispose encore d’un tissu de manufactures, au savoir-faire préservé. Le pays présente aussi l’avantage de partager la même langue que le Brésil, choisi à son démarrage par Veja. «Dans l’usine, cela les a fait rire au départ de nous voir arriver avec notre accent portugais», se rappelle Sébastien Kopp.
Quatre modèles y sont désormais produits à destination du marché européen, tandis que le Brésil continue aussi de les fabriquer, mais pour les autres zones à l'international. Veja devra toutefois mener ce nouveau développement sans sa directrice générale Laure Browne, arrivée voici quatre ans. Même si elle avait contribué à structurer l’entreprise et à étendre le réseau de revendeurs, le duo de fondateurs a décidé de se séparer de cette ex-dirigeante d’Auchan retail, en début d’année.

Veja remet le cordonnier au goût du jour, avec des espaces de réparation de baskets à Berlin, Madrid, New York ou, comme ici, à Paris.
Décidément adepte du contre-pied, la marque n’a par ailleurs pas attendu la création du bonus réparation par la loi Agec (loi antigaspillage pour une économie circulaire), en 2022, pour se lancer dans le rafistolage de baskets. Dès 2020, elle ouvre un premier lieu hybride à Bordeaux, avec l’idée de préfigurer son circuit de recyclage. Elle s’aperçoit alors que créer un tissu de réparateurs spécialisés est un préalable indispensable. Et décide donc de l’ouverture d’espaces dédiés à Berlin, Madrid ou Brooklyn, mais aussi à Paris, dans le Xe arrondissement, où les clients peuvent faire réparer leurs paires de Veja, ainsi que d'autres marques. Si le tarif à prévoir est de 30 euros en moyenne, il grimpe à 60 euros pour une remise à neuf de la chaussure. En quatre ans, ce sont près de 25 000 paires qui ont été remises en état, et donc… presque autant de modèles neufs que la marque n’aura pas fabriqués ! Mais qu’importe : soigner la planète mérite bien de louper quelques ventes.
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