
Depuis 9 semaines que durent les auditions publiques de la Commission d'enquête du Sénat sur les eaux en bouteilles, pas question d'en rater un épisode. Comme avec une bonne série, nous voilà accro. Tenu en haleine par la tension de certains interrogatoires et amusés par les joutes verbales entre les sénateurs et les responsables industriels ou politiques qu'ils reçoivent, on suit l'enquête comme une partie de Cluedo qui nous permettrait, in fine, de savoir qui a fait le coup, avec quel accessoire et dans quelle pièce…
Le cadre est pourtant austère, le sujet souvent technique et l'enjeu économique énorme. L'ampleur de la fraude est estimée à 3 milliards d'euros par la Commission d'enquête. Souvent tendues, parfois légères, les auditions se succèdent et apportent chacune leur lot de surprises.
Une dirigeante responsable de Nestlé prête à endosser les fautes, sans donner d'autres noms
Mercredi 19 mars, lors de celle très attendue de Muriel Lienau, qui était directrice générale de Nestlé Waters Europe (marques Vittel, Perrier, Hépar…) au moment de la révélation du scandale, aucun des joueurs n'est parvenu à obtenir de sa part le nom des fautifs, ceux qui ont pris la décision d'installer les traitements illégaux destinés à filtrer l'eau minérale, que Nestlé a reconnu avoir utilisés. Elle n'a pas même souhaité indiquer les noms de ceux qui étaient au courant, avant qu'elle ne prenne ses fonctions en 2020. Celle qui a fait toute sa carrière chez Nestlé, où elle est entrée en 1991, avait pris le parti de prendre tous les coups. Sans jamais renvoyer les sénateurs vers une autre piste, elle s'est présentée comme «l'architecte de la transformation de Nestlé Waters depuis 2020».
«Qui vous a informée?», «quels sont leurs noms?», a tenté en vain le rapporteur de la commission d'enquête, le sénateur de l'Oise Alexandre Ouizille (parti socialiste). Une attitude qui a aussi troublé le calme de son collègue du Gard, Laurent Burgoa, qui préside cette commission d'enquête (Les Républicains). «Quand c'est flou, c'est qu'il y a un loup. Dites-nous, c'est dans l'intérêt de la maison Nestlé», a-t-il essayé à son tour.

Devant la commission du Sénat, le droit au silence n'existe pas...
Inquiet de ne pas avancer davantage, Laurent Burgoa est allé jusqu'à proposer à Muriel Lienau «une dernière chance». «Est-ce que vous accepteriez de me transmettre par écrit, par mail, ces noms-là ? Et je m'engage, si on devait les auditionner, de le faire dans cadre du secret de l'enquête, pour préserver leur anonymat, pour ne pas les mettre devant la vindicte, je vous donne une dernière chance, parce que sinon, malheureusement, il faudra que j'aille voir le président du Sénat pour en tirer toutes les conséquences». Sous la surveillance de son avocat, Muriel Lienau a alors répété : «Non, je maintiens ma position».
Pourtant, cette commission d'enquête peut avoir des conséquences lourdes pour les personnes confondues, ainsi que pour celles qui refusent de répondre. Même si le président de la Commission est obligé de le répéter à chaque audition, ici «le droit au silence n'existe pas». «Le refus de déposer ou de prêter serment (...) devant une commission d'enquête est passible de deux ans d'emprisonnement et de 7500 euros d'amende», a-t-il eu l'occasion de préciser à de nombreuses reprises.
Des mauvais élèves aussi chez Cristaline et eaux de Luchon
Nestlé Waters n’a pas été la seule à passer un mauvais quart d’heure devant les sénateurs. Le 12 février, Luc Baeyens, directeur général d’Alma (Cristaline, Saint-Yorre, Vichy Célestins, Rozana, Chateldon, Thonon...), avait lui aussi eu du mal à convaincre. Niant d'abord en bloc toute utilisation de traitements illégaux, il avait fini par admettre du bout des lèvres l’injection de sulfate de fer dans le processus. Un procédé qui, selon lui, «ne servait à rien, c’était une question de facilité». Un argument qui n’a guère convaincu Alexandre Ouizille: «Il y avait un traitement illégal en œuvre qui ne servait à rien? Vraiment ?». L’audition a viré à la passe d’armes, notamment lorsque monsieur Baeyens a dû admettre que c'est son entreprise qui était visée à l'origine par le lanceur d'alerte par qui l'affaire a été révélée. C'est en remontant au fournisseur de filtres du groupe Alma que les enquêteurs de la DGCCRF ont ensuite découvert que cette entreprise avait un client bien plus gros utilisateur de ses produits: Nestlé. Il n'empêche. C'est bien chez Alma que cette personne travaillait. Pourquoi donc ce lanceur d'alerte aurait-il prévenu les pouvoirs publics si ce traitement ne servait à rien chez Alma, a interrogé le sénateur. «Pure malveillance», a balayé Luc Baeyens.
Au fil des auditions, un constat s’impose : certains industriels ont joué avec les limites, s’autorisant des pratiques de microfiltration, pas toujours inscrites dans les arrêtés préfectoraux. Lors de son audition du 12 février, Jean-Hervé Chassaigne, président du groupe Ogeu (Quézac, Plancoët…), a reconnu utiliser une microfiltration à 0,2 micron sur deux de ses six sites de production. Le responsable a expliqué que cette pratique concernait les bouteilles de la marque d'eau Luchon, reprise à Agromousquetaires en 2022, précisant que l'agence régionale de santé avait validé ce principe, même si cela n'a pas été écrit in fine. Une forme de «gentlemen-agreement», a estimé le sénateur Alexandre Ouizille. «On touche un point réglementaire: on est convaincus de pouvoir utiliser un 0,2 micron, mais qui n'est pas retranscrit dans les arrêtés», lui a répondu Jean-Hervé Chassaigne. Son groupe utilise également ce niveau de filtration pour d'autres marques, lorsqu'elles sont exportées au Japon, où les autorités imposent, «une obligation de filtration poussée». Pour le sénateur Alexandre Ouizille, ces écarts justifient une remise à plat des règles : «À force de vouloir adapter la norme, on finit par ne plus savoir ce qu’est une eau minérale naturelle».

Médaille du bon élève à Danone pour ses marques Evian et Volvic
Dans cette galerie d’industriels des eaux embouteillées, souvent mal à l’aise, Danone a fait figure de bon élève, lors de son audition du 13 février. Cathy Le Hec, directrice des sources d’eaux minérales du groupe (Évian, Volvic, Badoit, La Salvetat), a insisté sur l’absence de tout traitement interdit sur ses sites et le respect strict de la microfiltration à 0,8 micron, niveau fixé comme seuil de référence par l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) pour respecter la directive européenne. «L'eau minérale ce n'est pas une appellation marketing, c’est défini dans le code», a-t-elle tenu à rappeler. Interrogée sur la nécessité de modifier ou clarifier la directive par les sénateurs, elle s'est même offert le petit plaisir de répondre: «non, pas de volonté de notre part de faire évoluer la réglementation». Un positionnement qui a valu au groupe les rares compliments de la commission d'enquête. «Vous avez respecté les règles, tant mieux», a lancé Laurent Burgoa, avant de poursuivre le débat sur les «pratiques problématiques» de la concurrence.
La question de la microfiltration au cœur du débat
Derrière les joutes verbales, c’est la question de la microfiltration qui cristallise les débats. À partir de quel seuil une filtration devient-elle une désinfection? Et donc, à partir de quel niveau de filtration, une eau ne peut plus être considérée "minérale naturelle"? Nestlé, avec ses filtres à 0,2 micron, affirme que la réglementation est floue et réclame un débat scientifique. L’Anses, elle, a tranché : en dessous de 0,8 micron, on ne parle plus d’une eau minérale naturelle. En attendant les conclusions de l'enquête, ces pratiques décrédibilisent le secteur. «Vous vendez encore de l’eau minérale naturelle, ou c’est une illusion marketing?», a cinglé la sénatrice Antoinette Guhl, face aux industriels. Le 19 mars, devant Muriel Lienau, la sénatrice de Paris a une dernière fois regretté le manque de transparence du numéro 1 mondial de l'agroalimentaire. «Ça fait 20 ans que vous recevez des filtres, donc que vous fraudez. Je trouve qu'un peu de transparence aurait été tout à l'honneur de Nestlé». C'est maintenant à la commission sénatoriale d'apporter tous ces éclaircissements, et de dire qui est coupable, dans quelle source et avec quels accessoires.
Précision : A la demande du président du groupe Ogeu, nous précisons que lors des auditions au Sénat, les marques Quezac et Plancoët n'ont pas été mentionnées parmi les mauvais élèves. Leur maison-mère, le groupe Ogeu a reconnu utiliser des filtres à 0,2 micron pour sa marque Luchon, après accord verbal des autorités compétentes, et "dans le strict cadre de l’élimination nécessaire de microparticules issues de traitements autorisés". Ainsi que pour ses exportations au Japon où "la législation impose ce niveau de filtration".

















