
Envoyez vos dons ! A Wissous, dans l’Essonne, les habitants de cette commune de 7 000 âmes sont très remontés contre le data center que le texan CyrusOne prévoit d’agrandir au bénéfice d’Amazon, l’exploitant des lieux. Au point qu’ils viennent de lancer une cagnotte en ligne pour s’offrir les services du cabinet d’avocats de Corinne Lepage, l’ex-ministre de l’Environnement. «Ce projet menace gravement notre cadre de vie et notre environnement, il faut le retoquer», fulmine Philippe de Fruyt, conseiller municipal. Comme les riverains tous proches de la bâtisse, l’élu local redoute notamment les émissions de gaz polluants et les nuisances sonores engendrées par vingt-quatre groupes électrogènes de secours, alimentés au fuel. «L’étude d’impact environnemental stipule que chacun de ces générateurs sera testé trois à quatre heures par mois et que le bruit risque de dépasser les seuils autorisés. Elle recommande même de prévenir les riverains plusieurs semaines à l’avance !», peste-t-il.
Le contraste est saisissant avec le tableau écolo brossé par Emmanuel Macron à la veille du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle, qui s’est tenu à Paris les 10 et 11 février derniers. «Les data centers en France, ce n’est pas comme aux Etats-Unis où l’on utilise du pétrole ou du gaz. Ce sont des data centers propres», avait affirmé notre président tout sourire devant les caméras de France Télévisions. Le chef de l’Etat venait d’annoncer un giga-plan d’investissement de 109 milliards d’euros, destiné à financer l’implantation de trente-cinq nouveaux centres sur notre territoire.
Sites industriels classés à risques
Certes, personne ne conteste l’utilité de ces usines numériques, déjà très présentes en France – on en recense quelque 350, dont une bonne partie en Ile-de-France et à Marseille. Empilés dans des armoires impeccablement alignées, protégés de la surchauffe par la climatisation des salles qui les abritent, leurs serveurs informatiques stockent nos e-mails, enregistrent nos messages publiés sur les réseaux sociaux ou diffusent nos séries Netflix préférées… Sans ces centres de données, pas d’Internet, et encore moins d’intelligence artificielle, puisque ces bâtisses font aussi office de centre d’entraînement pour ChatGPT et consorts.
Mais derrière leur austère apparence se profilent aussi des installations de plus en plus énergivores qui pourraient bien mettre nos réseaux électriques à rude épreuve et impacter notre environnement. De fait, la plupart de ces bâtiments sont des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), un cadre réglementaire s’appliquant aux sites industriels à risques. «Ces data centers font peser sur les collectivités et les populations des nuisances potentiellement considérables», prévient David Ros, sénateur (PS) de l’Essonne. Son projet de loi, déposé en février, vise donc à encadrer leur installation... À condition que ses propositions n’aillent pas prendre la poussière au fond d’un tiroir.
Dérogation aux espèces protégées
Car elles vont à l’encontre des ambitions de l’Etat, qui entend accélérer le déploiement de ces nouveaux équipements afin d’accompagner le développement de l’intelligence artificielle. Pour abréger certaines formalités administratives, le gouvernement souhaite même leur décerner le statut d’«intérêt national majeur». «Ce statut réduit considérablement le volet environnemental. Grâce à lui, les projets pourront notamment bénéficier d’une dérogation aux espèces protégées, facilitant donc les implantations dans des zones écologiques sensibles, au détriment de la biodiversité», déplore Corinne Lepage. Les temps de concertation avec les populations seront raccourcis, et les nouveaux centres de données échapperont à la loi sur l’artificialisation des sols, qui prévoit de limiter l’étalement urbain et la bétonisation des terres.
En outre, la mainmise de l’Etat sur ces équipements risque de réduire à la portion congrue le pouvoir des élus locaux. Leur sera-t-il encore possible de retoquer les projets, comme a pu le faire l’an dernier Nathalie Appéré, la maire (PS) de Rennes, en s’opposant à un data center de Microsoft ? Récemment, la préfecture de l’Essonne a donné tort au maire de Wissous, qui ne voulait pas de l’extension du centre de données d’Amazon.
Un nouvel observatoire étudie les impacts
La question est surtout de savoir si nos infrastructures sont parées pour supporter leur boulimie énergétique. En Irlande, le réseau électrique peine déjà à satisfaire la demande des centres de données qui s’approprient plus de 20% de la production et avalent plus d’électrons que les foyers urbains. Cette voracité doit beaucoup à l’avènement de l’intelligence artificielle. Car cette technologie nécessite d’équiper les serveurs informatiques de processeurs spécifiques, beaucoup plus gourmands en électrons. «Nos travaux ont révélé qu’une question posée à ChatGPT revenait à faire tourner un grille-pain de 1 000 watts à vide pendant une minute», précise Etienne Grass, le directeur d’Invent, le laboratoire d’innovation de Capgemini.
En février dernier, le géant français de l’informatique a lancé, avec l’Ecole nationale supérieure, un observatoire mondial visant à analyser les impacts environnementaux de l’intelligence artificielle. Selon ses premières estimations, les grands modèles d’IA actuels consommeraient jusqu’à 4 600 fois plus d’énergie que des algorithmes traditionnels. De quoi multiplier par plus de 24 les besoins en électricité dans le monde d’ici à 2030.
Résultat, pronostique l’Agence internationale de l’énergie, tous ces centres de données pourraient avaler dès l’an prochain 1 000 térawattheures d’électricité, soit l’équivalent de la consommation annuelle du Japon. «Les fournisseurs ne pourront pas satisfaire la demande assez rapidement», estime un rapport du cabinet américain Gartner. Selon ses experts, certains opérateurs de data centers pourraient même être tentés de s’approvisionner auprès de centrales à gaz ou à charbon, ce qui augmenterait les émissions de gaz à effet de serre.
«Les plus gros data centers mobiliseront jusqu’à 1 gigawatt de puissance, soit l’équivalent d’une ville d’un million d’habitants. Cela représente à peu près le même défi que d’alimenter une agglomération comme Marseille». Jean-Philippe Bonnet, directeur adjoint stratégie, prospective et évaluation chez RTE.
En France, ils pourront toutefois disposer d’une électricité décarbonée, produite en majorité par nos centrales nucléaires, quand les Etats-Unis ont encore largement recours aux énergies fossiles, très polluantes. Chez nous, la question de la pénurie ne semble pas se poser. «Les capacités françaises sont excédentaires. L’an dernier, nous avons même exporté 90 térawattheures», rappelle Jean-Philippe Bonnet, directeur adjoint stratégie, prospective et évaluation chez RTE, l’entreprise gestionnaire du réseau de transport d’électricité français. Mais le réseau devra être renforcé.
Car les nouvelles générations de data centers équipés pour l’intelligence artificielle en train d’émerger nécessitent des puissances sans commune mesure avec leurs prédécesseurs. «Les plus gros devront être basés à proximité d’un poste électrique et mobiliseront jusqu’à 1 gigawatt de puissance, soit l’équivalent d’une ville d’un million d’habitants. Pour RTE, cela représente à peu près le même défi que d’alimenter une agglomération comme Marseille», ajoute l’expert. Il va donc falloir installer de nouveaux postes électriques. De nouveaux câbles à haute tension devraient bientôt encombrer nos horizons et les conflits d’usage se multiplier, comme ce fut le cas à Marseille. Pour alimenter sa première ligne de bus électriques, l’ancien maire Jean-Claude Gaudin avait dû négocier avec un data center pour récupérer l’énergie nécessaire. «Les 140 projets d’électrification que nous recensons, dont une quarantaine consacrés à de nouveaux projets, monopoliseront une puissance électrique cumulée de 21 gigawatts», précise Jean-Philippe Bonnet. Soit à peu près le double de la consommation actuelle de l’industrie française.
- Découvrez la suite de notre enquête qui révèle l'impact des centres de données sur l'environnement.
- Retrouvez aussi dans le second épisode les projets les plus fous de data centers.
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