C’est une gifle sans précédent. Au moins douze personnes ont été tuées, et plus de 2 800 blessées, dans des explosions simultanées de bipeurs du Hezbollah mardi dans plusieurs bastions du parti chiite, selon un bilan provisoire du ministère libanais de la Santé à la mi-journée, ce mercredi. En fin d’après-midi aujourd'hui, une nouvelle série d’explosions, de talkie-walkies cette fois, a eu lieu dans le sud du pays, dans la Bekaa et la banlieue sud de Beyrouth, causant 20 nouveaux décès dans les rangs du Hezbollah, bacet plus de 450 blessés.

Le Hezbollah, mouvement islamiste libanais soutenu par l’Iran et allié du Hamas, impute ces explosions à «l’ennemi israélien», qui n'a pas encore réagi. L’opération survient en effet dans un contexte de fortes tensions dans la zone frontalière entre Israël et le Liban, théâtre d’échanges de tirs entre l’armée israélienne et le Hezbollah depuis l’attaque du 7 octobre 2023. La grande complexité opérationnelle de l’attaque, le contexte et la nature de la cible laissent peu de doute quant à une implication israélienne.

La forte probabilité d’une attaque par Israël sur la chaîne logistique

Sans le savoir, près de 3 000 personnes portaient une bombe dans leur poche. Un consensus se dégage sur l'organisation de cette attaque inédite : il ne s'agirait pas d'un simple piratage pour surchauffer des batteries, mais d'une attaque sur la chaîne logistique. Israël aurait placé des explosifs dans des milliers de boîtiers destinés à des membres du parti chiite, les transformant ainsi en bombes à retardement. Olivier Simon, directeur technique de DXOMARK et expert en batteries, confirme au Monde que «la probabilité que ce soient des explosifs paraît très forte. Une batterie qui explose dégage normalement des flammes. Or, sur les vidéos, on n’en voit pas apparaître». Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’Israël emploie cette méthode : en 1996, les services de renseignement intérieurs du pays avaient assassiné un fabricant de bombes du Hamas en plaçant un explosif dans son téléphone. Mais il ne s’agissait que d’un seul appareil, rien de comparable à cette attaque d’une si grande ampleur, impliquant des milliers d’appareils.

Selon trois sources sécuritaires citées par Reuters, les bipeurs qui ont explosé étaient tous issus du même lot commandé par le Hezbollah au cours des derniers mois. Pointé du doigt, le fabricant taïwanais Gold Apollo dément avoir fabriqué lui-même ces bipeurs piégés qui portent sa marque, affirmant qu’ils auraient été produits et veniradus par son partenaire hongrois BAC. «En vertu d'un accord de coopération, nous autorisons BAC à utiliser notre marque pour la vente de produits dans certaines régions, mais la conception et la fabrication des produits sont de l'unique responsabilité de BAC», a indiqué l’entreprise dans un communiqué.

Le fabricant des bipeurs encore inconnu

Des propos rapidement contestés par la société hongroise. Sa PDG, Cristiana Barsony-Arcidiacono a confirmé à la chaîne américaine NBC travailler avec Gold Apollo, mais a nié être impliquée dans la fabrication. «Je ne fais pas de bipeurs, je suis juste une intermédiaire. Vous faites erreur», a-t-elle déclaré. BAC n’est d’ailleurs pas un fabricant d’électronique, mais serait, d’après son site Internet, une entreprise de conseil. Pour l'instant, l'identité du véritable fabricant des bipeurs explosifs pour cette société reste inconnue. Reste également à savoir si le fabricant, quel qu’il soit, a pu donner son accord à Israël pour intervenir sur sa chaîne de production, ou si l’Etat hébreux s’en est passé pour agir au moment de la livraison.

Citant des responsables américains entre autre, le New York Times avance que le Mossad (services secrets extérieur israéliens) serait parvenu à intercepter les bipeurs avant leur arrivée au Liban, en infiltrant la chaîne logistique du Hezbollah, pour y cacher de petites quantités d’explosifs et un détonateur à côté de la batterie. On ignore la manière dont les explosifs ont été déclenchés, certains arguant la thèse d’un message spécifiquement conçu pour faire exploser la charge, envoyé à tous les appareils. Toujours selon le quotidien new-yorkais, un message aurait effectivement fait biper l’appareil pendant plusieurs secondes avant de déclencher l’explosif, ce qui pourrait expliquer pourquoi sur de nombreuses vidéos, on voit les membres du Hezbollah se saisir de leur bipeur comme s’ils avaient reçu une notification.

Selon la chaîne Sky News Arabia, un matériau hautement explosif, le PETN, aurait été placé sur les batteries des appareils, qui auraient explosé en augmentant leur température. D’après des sources proches du Hezbollah citées par le Wall Street Journal, plusieurs personnes qui possédaient un bipeur affirment d’ailleurs l’avoir senti surchauffer et l’ont jeté au loin avant qu’il n’explose.

Pourquoi le Hezbollah utilise-t-il des bipeurs ?

D’autres veulent croire à une cyberattaque. Sur RTL, l’ancien officier français Guillaume Ancel soutient l’hypothèse selon laquelle «les Israéliens ont trouvé un système pour hacker et rentrer dans le dispositif électronique pour l’affoler et affoler la batterie. Les batteries sont dangereuses, mais normalement, elles sont entourées de système de sécurité» pour les «empêcher de chauffer». Mais toujours selon lui, «cela aurait nécessité de maîtriser un outil industriel et être sûr que le Hezbollah, qui est totalement paranoïaque, n’ait pas vérifié au moins un de ces bipeurs pour savoir s’il n’était pas piégé».

Dans les faits, il n'y a pas grand chose à hacker dans un bipeur, c'est là tout son intérêt. Concrètement, il s'agit d'un petit appareil de télécommunication sans fil qui ne nécessite pas de carte SIM ni de connexion Internet. Breveté aux États-Unis en 1949, cet ancêtre du téléphone portable permettait à l’époque de recevoir seulement des alertes sonores, affichant un numéro de téléphone à rappeler depuis un téléphone fixe. A partir des années 1980, il est devenu possible de lire de courts messages écrits, et d’en envoyer en contactant un standard qui relayait lui-même l’information au bipeur destinataire. Populaire dans les années 1980 et 1990 (plus de 2,3 millions de personnes en France en possédaient un en 1998), il a aujourd’hui largement disparu de la circulation au profit du téléphone portable, à l’exception de quelques secteurs, notamment hospitalier pour éviter de passer par les réseaux de téléphonie qui peuvent être surchargés ou avoir des problèmes de connexion. Le Hezbollah appelle régulièrement ses membres à utiliser cette technologie, pour limiter les risques de piratage ou de surveillance, le bipeur étant dépourvu de puce GPS qui le rend plus difficile à tracer.

Les explosions qui ont eu lieu ce mercredi, le jour suivant la première vague d'attaques, auraient été coordonnées à l'aide de talkie-walkies plutôt que de bipeurs. Selon une source sécuritaire citée par Reuters, le Hezbollah avait acheté ces outils de communication à peu près au même moment que les bipeurs qui ont explosé hier.