
«Quand tu plonges, tu découvres la sensation d’habiter enfin ton corps.» Nayla, 36 ans, n’avait jamais pensé à pratiquer l’apnée avant de suivre une amie pour une séance. «Je m’attendais à être entourée de mecs ultra entraînés et compétitifs. Mais quand je suis arrivée, je me suis retrouvée au milieu de trentenaires comme moi, hommes ou femmes, qui barbotaient dans l’eau en se relaxant.» Toute l’année, les apnéistes en herbe s’empressent dans les piscines municipales bondées ou les bassins à ciel ouvert. En quelques années, l’apnée a changé de visage, et ceux qui gardent l’image d’un sport extrême, teinté des exploits de Jacques et Enzo, les deux héros quasi suicidaires du film Le Grand Bleu de Luc Besson, seront surpris. «Aujourd’hui, beaucoup de jeunes n’ont même plus la référence. Ils viennent pour se détendre, se reconnecter, apprendre à maîtriser leur stress ou simplement se relaxer», constate Libertée Guillot-Sestier, directrice de la Bluenery Academy, une école d’apnée fondée par le champion Guillaume Néry dans la rade de Villefranche-sur-Mer, avec l’objectif de démocratiser ce sport «grâce à un cursus pédagogique conçu pour Monsieur et Madame Tout-le-monde».
C’est cette vision très «soft» qui a la cote aujourd’hui. Depuis une dizaine d’années, l’intérêt pour la discipline s’est largement démocratisé et la demande a explosé. En quinze ans, la Fédération française d’apnée (FFESSM) a vu son nombre de licenciés grimper de 5 000 à 30 000. «On ne parvient plus à suivre, ça bouchonne dans les clubs !, constate Olivia Fricker, présidente adjointe de la Fédération, également monitrice. Aujourd’hui la demande est trop forte. On a dû refuser 30 personnes dans mon club cette année, et c’est partout pareil sur le territoire. Pour une place qui se libère, on a dix postulants.» Parmi ces 30 000 licenciés, «90% pratiquent pour le bien-être et non pour la compétition. Il y a dix ans, c’était l’inverse», ajoute-t-elle.
Bien-être et relâchement
Les profils varient en âge (les licenciés ont majoritairement entre 35 et 60 ans), en catégorie sociale, on trouve autant d’hommes que de femmes. Mais globalement, «ils s’inscrivent tous dans une recherche de développement personnel et de bien-être qui est assez tendance aujourd’hui. Ça explique l’essor de la discipline», observe Olivia Fricker. La médiatisation croissante de ses athlètes n’y est pas non plus pour rien. «Des sportifs de très haut niveau comme Guillaume Néry, Alice Modolo ou Arnaud Gérard renvoient une image magnifique de l’apnée. Ils fascinent par leurs exploits et défendent des causes, comme l’environnement, qui parlent aux gens de notre temps», ajoute-t-elle. D’autant plus que la pratique n’est pas très coûteuse : un masque, une paire de palmes, une cotisation dans un club à 110 euros l’année en moyenne.
La majorité des licenciés pratiquent en ville, dans des piscines. Sur le littoral, où les piscines manquent, les structures s’orientent vers la mer. «Au début, il n’y avait qu’un gros club en Guadeloupe et un ou deux en métropole sur la côte méditerranéenne. Aujourd’hui, chaque département dispose de son club, les licenciés peuvent pratiquer partout en France», indique la présidente adjointe de la Fédération. Ailleurs, les écoles d’apnée poussent comme des champignons, en Egypte, aux Philippines, au Mexique…

Dans les bassins, l’apnée se résume en trois grandes disciplines pratiquées en piscine ou en milieu naturel, en bipalme, en monopalme ou sans palmes. La «statique» : on reste à la surface de l’eau avec la tête immergée, et on tient le plus longtemps possible sans respirer. La «dynamique» : on parcourt la plus longue distance sous l’eau, à l’horizontale. Enfin le «sprint», où on cherche à aller le plus vite possible sur une distance ponctuée de remontées furtives en surface pour respirer. Les plus fous pratiquent l’apnée «no limit», en descendant en profondeur à l’aide d’une gueuse qui les leste vers le fond et les remonte grâce à un parachute. Cette discipline, qui permet d’atteindre des records de profondeur, nécessite un dispositif de sécurité important et n’est pas accessible au premier venu.
Sortir la tête de l’eau
Mais nul besoin d’atteindre ces profondeurs pour connaître l’ivresse de l’apnée. «En statique, on travaille le relâchement, on se concentre sur les sensations, alors qu’en dynamique, c’est plutôt un travail de gestion de l’effort et de l’énergie, beaucoup plus centré sur la glisse et l’économie de mouvement», souligne Olivier Fricker de la FFESSM. Comme pour le yoga, le souffle est au cœur de la pratique de l’apnée : retenir sa respiration à intervalles réguliers permet non seulement d’augmenter ses capacités respiratoires, mais aussi de lutter efficacement contre le stress et l’anxiété. Car lorsqu’il plonge la tête sous l’eau, l’homme, qui conserve des réflexes de mammifère marin, voit son rythme cardiaque ralentir. Le sang est alors redirigé vers les organes vitaux et le cerveau envoie un signal au diaphragme pour qu’il réenclenche la respiration. «Tout l’enjeu des entraînements en apnée est de décaler ce moment dans le temps», explique Libertée. Pour cela, l’apnée invite à écouter son corps et à lâcher prise. Cesser de respirer pour pouvoir enfin souffler.
A la Bluenery Academy, les initiations commencent d’ailleurs par des exercices de respiration avant de descendre dans la fosse. Assis en tailleur sur un tapis de yoga, les élèves se concentrent sur leur cycle respiratoire et sur l’équilibre des pressions dans l’oreille interne. Pour 160 euros, le baptême promet de «nouvelles sensations aquatiques» et une «reconnexion à l’eau». «On a 400 élèves par saison au total. Certains viennent simplement pour s’acclimater avec l’eau, d’autres viennent pour une vraie parenthèse dans une vie professionnelle très chargée. On a beaucoup de personnel soignant par exemple, des infirmiers, des médecins qui ont besoin de lâcher prise», rapporte la directrice de l’école. Quelques phobiques de l’eau également : «C’est pour eux l’occasion de revenir sur des traumas d’enfance et de calmer leurs peurs.»

La France, leader de l’exploration sous-marine
Les équipementiers se sont adaptés à cette nouvelle tendance, en premier lieu le français Beuchat Diving, leader technique du matériel de plongée sous-marine. Précurseure en la matière, la marque marseillaise, qui s’apprête à fêter ses 90 ans, a vu le vent venir il y a une quinzaine d’années et a choisi de développer une gamme spécifiquement adaptée à l’apnée, qui n’existait pas auparavant. «Les apnéistes devaient se contenter du matériel de pêche marine ou de natation, jusqu’à ce qu’on développe toute une gamme pour l’apnée, avec des combinaisons plus fines, pour hommes, femmes et enfants, fabriquées dans des matériaux qui facilitent la glisse et ne compressent pas les voies respiratoires, des masques plus petits, des palmes plus longues pour augmenter la puissance», souligne Sophie Viard, directrice commerciale export de Beuchat. Si la France – pays leader de l’exploration sous-marine grâce notamment au travail du commandant Cousteau – est son premier marché, l’entreprise exporte aujourd’hui «dans quasiment 120 pays, notamment en Espagne ou en Italie qui sont deux marchés forts», affirme-t-elle.
Pour promouvoir la discipline, l’effort s’est porté en priorité sur l’encadrement sécuritaire de la pratique. «Avec le “Grand Bleu”, on nous associait à une pratique à risques, mais on a fait nos preuves, estime Olivia Fricker. A la Fédération, on n’a jamais déploré d’accidents.» La commission nationale «apnée» de la FFESSM a vu le jour en 2005, un an après les premiers championnats de France en piscine, qui ont eu lieu à La Ciotat. Pour leur équivalent en mer, il a fallu attendre 2013. Et depuis six ans seulement, il existe un diplôme de moniteur professionnel permettant de diriger une structure commerciale, alors que l’immense majorité des moniteurs sont des bénévoles. Visiblement, il reste encore un vaste potentiel de développement pour cette discipline sportive en pleine émergence, et tout pousse à croire qu’elle a de l’avenir devant elle.



















