
En associant une coopérative de clients qui veille à la juste rémunération des producteurs (La Société des consommateurs), avec une société commerciale qui s’occupe d’appliquer le cahier des charges et de choisir les fabricants (C’est qui le patron ?!), Nicolas Chabanne a révolutionné nos rayons alimentaires. Et cela, sans promotion ni publicité, et en s’interdisant tout versement de dividende…
Près de dix ans après son lancement en 2016, «la marque du consommateur» propose 22 produits, dont la fameuse brique de lait, et élargit son champ aux fruits et légumes, comme les cerises, les oignons et les échalotes. Avec toujours la même conviction que la transparence fait la différence et que, malgré l’inflation, quelques centimes en plus sur l’étiquette changent la donne pour les agriculteurs.
Côté fruits et légumes, des variétés et formats que les producteurs peinent à valoriser
Capital : Vous lancez vos premières pommes à marque "C'est qui le Patron ?!" (CQLP), pouvez-vous nous dévoiler les critères qui ont été retenus ?
Nicolas Chabanne: Nous, l’ensemble des consommateurs associés dans la démarche, avons sélectionné une pomme d'altitude, une golden venue des Alpes de Haute-Durance. Ces fruits seront vendus à un prix fixe, stable et garanti de 3,69 euros pour un sac de 1,5 kilo. Ce sera un mélange de petits et moyens calibres. Ce sont des formats que les producteurs peinent à valoriser, à cause de notre habitude à privilégier la pomme la plus grosse, la plus belle.
Fallait-il aussi aider les producteurs de fruits et légumes, comme ceux de cerises et d’oignons, alors que les produits que vous sélectionnez sont plus chers pour le consommateur ?
NC: C'est un grand oui. Il y a partout des producteurs qui ont besoin de soutien, car personne ne peut vivre de son travail avec des prix bradés. Sur les cerises, les producteurs partaient perdants. On nous avait dit qu'indiquer un prix fixe sur la barquette, ça ne pouvait pas marcher. Pourtant, ça a été un énorme succès. Nous avons réalisé trois fois plus de ventes que dans le meilleur scénario qu'on avait imaginé, alors que notre produit est arrivé au moment où toutes les cerises étaient en promotion…
Vous aviez échoué avec la fraise deux ans plus tôt. Qu'avez-vous corrigé ?
NC: Pour lancer la fraise, on avait tous voté pour le retrait de l'emballage plastique. Mais la conservation n'est pas la même dans une barquette en carton, les fruits sont marqués et, en trois jours, ils étaient invendables. Il y a eu du gaspillage, les producteurs ne s'y retrouvaient pas financièrement et les magasins râlaient. Pour la cerise, on a mis des limites à nos rêves personnels, pour tenir compte des données techniques et biologiques. Si on avait fait notre produit idéal, on aurait mis les producteurs en danger. Peut-être que dans trois ans, les consommateurs seront prêts à se mobiliser pour une solution en vrac.

- 127,9 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2024 (+10,6%)
- 579 millions de produits solidaires ont été vendus depuis le lancement de la marque C'est qui le Patron.
- Les deux beurres bio (doux et demi-sel) les plus vendus de France (hors marques de distributeur)
Ça pèse quoi aujourd’hui CQLP ?
NC: La marque a réalisé 127,9 millions d'euros de chiffre d'affaires l'an dernier, soit une croissance de 10,6%. C'est assez incroyable ! Notre brique de lait est proposée par plus d'un magasin sur deux, c'est plus de la moitié de nos ventes. Le chiffre un peu dingue concerne notre yaourt qui se classe deuxième du marché en vente moyenne hebdomadaire (vmh), devant La Laitière. CQLP est la nouvelle marque la plus vendue dans les supermarchés des dix dernières années, devant Fuze Tea, qui appartient à Coca-Cola… On n'organise jamais de promotion et pourtant on progresse, cherchez l'erreur ! Ce succès, c’est la victoire de notre vision rêvée d'un commerce où on paye le prix juste, où on sait où va son argent.
La grande distribution joue-t-elle le jeu ?
NC : Carrefour est le premier vendeur de produits "C'est qui le Patron ?!", avec une vente sur trois, vient ensuite Leclerc, qui est le plus gros contributeur à notre croissance. Maintenant, il faut renforcer ce succès en étant présents dans plus de magasins, pour que cette démarche soutienne plus de producteurs.
Où en est le projet d'entraîner les grandes marques, en labellisant leur démarche ?
NC : Nous avions imaginé un label qui puisse étiqueter des ingrédients solidaires dans des marques nationales connues (comme Nestlé ou Danone, NDLR), en commençant par le lait, mais aucun industriel n’a suivi. On voulait un modèle loyal, correct et transparent. Les marques ont voulu se contenter d'une "meilleure" rémunération des producteurs, quand nous voulons une "juste" rémunération. La solidarité et la transparence, ça doit être à 100% ou rien. N'ayant pas réussi à les convaincre, on a lancé notre yaourt solidaire et, dix-huit mois plus tard, sans avoir acheté aucune publicité à la télévision, on était sur le podium, en deuxième position.
Votre modèle, qui veut assurer une marge au producteur, n’est-il pas remis en cause par l’inflation, qui pousse le consommateur vers les prix bas ?
NC : Avant l'arrivée de l'inflation, notre brique de lait était déjà la plus vendue en volumes, hors marques de distributeurs. Et depuis, nos ventes ont grimpé de plus de 10%. Même si notre brique de lait est passée en quelques mois de 0,99 euro à 1,27 euro, nous avons pu expliquer où sont allés ces 28 centimes de hausse : 13 à la laiterie et 15 aux producteurs. Pas un centime de plus n'a été pris par CQLP, ni par les distributeurs. La crise inflationniste a été une des meilleures périodes de progression pour les produits solidaires. Dans un moment d'angoisse, notre marque a été un point de repère.
Comment l'expliquer ?
NC: Beaucoup de distributeurs ont fait du prix bas l'unique boussole, mais ils ont oublié de quantifier le nombre de personnes prêtes à faire des efforts pour aider les producteurs. Même si beaucoup de Français ne peuvent pas se le permettre, pour près de 70% d'entre eux, c'est possible d'aller mettre quelques centimes de plus à son budget courses, pour protéger les gens qui nous nourrissent tous les jours. Selon un sondage que nous avons réalisé via l'institut Yougov, les consommateurs sont prêts à payer 6 euros de plus par mois sur leurs achats de produits agricoles, ce qui ferait 4,9 milliards d'euros de plus par an pour la filière.
On dit que CQLP est le plus grand succès marketing de ces dernières années. Mais n'est-ce que du marketing ?
CQLP est l'inverse absolu d'un succès marketing. Aucune entreprise au monde ne peut créer une marque qui devienne la plus vendue sans s'appuyer sur des piliers comme la publicité ou une force de vente. Or nous n'en avons pas. Ce n'est pas du marketing, c'est une mobilisation, une aventure collective, un élan de solidarité qui vient se fixer autour d'une marque.
Votre structure a vu ses charges de salaire grossir. Vous rémunérez-vous aussi au juste prix ?
NC : Quand on a commencé, on était trois et on vendait 33 millions de litres de lait. C'était magique, mais, pour accompagner plus de producteurs, il a fallu nous structurer, et donc recruter. On ne touche pas des salaires délirants, mais ils ne sont pas sacrifiés. Nous avons des gens très compétents qui gagnent leur vie. Au début, je voulais publier nos salaires au nom de la transparence, mais nous avons réalisé que la différence avec celui d'un producteur serait peut-être mal comprise, même en tenant compte de l’écart du coût de la vie entre province et Paris. Finalement, ça a été notre seule limite. Mais je vous garantis que nos équipes font gaffe à toutes les dépenses. Nos structures n'ont jamais distribué de dividendes et ne le feront jamais. Lorsque l'entreprise a réalisé 1,3 million de bénéfices, on a tout redonné aux producteurs. Cet argent, c'est l'argent de tout le monde, nous avons une responsabilité immense.

Quelques centimes de plus pour les consommateurs... et les producteurs de lait vont déjà mieux
Des contrôles sur l’utilisation de cet argent sont-ils prévus ?
NC : Le directeur financier et les patrons d'Intermarché ont par exemple souhaité consulter nos comptes sur cinq ans, et vérifier que tout allait bien au soutien des producteurs. C'est une vraie chance de pouvoir nous appuyer sur un tiers de confiance comme un distributeur pour rassurer le consommateur sur le sérieux de notre modèle et notre engagement.
Désormais, les producteurs de lait vont-ils mieux ?
NC : Tous ensemble, nous avons sauvé des familles et changé la vie de gens qui le méritent. Quand un consommateur paie 8 centimes de plus par litre de lait, alors qu'il en boit en moyenne 50 briques par an, ça représente un effort de 4 euros sur l'année. Mais au bout de la chaîne, ce sont 70.000 euros de plus pour le producteur. Grâce à cet argent, les exploitations ont pu être améliorées, les pratiques agricoles et le bien-être animal aussi. Nous, les 14,9 millions de consommateurs de CQLP, avec nos centimes supplémentaires, on a changé le destin de ces producteurs et de leurs familles en échange de produits de qualité et dont nous savons tout. C'est gagnant-gagnant.
D'autres initiatives similaires existent désormais, que penser de cette concurrence ?
NC : Les accords tripartites (signés entre des producteurs, des marques nationales et des distributeurs, NDLR) sont les enfants de CQLP. Il y a aussi des marques comme Les éleveurs vous disent Merci, d'Intermarché, ou Les Laitiers responsables, de Sodiaal, qui se sont créées. C'est une bonne nouvelle. Notre objectif n'est pas de prendre des parts de marché aux autres, on veut qu'eux aussi deviennent solidaires. L'avenir est aux entreprises qui partagent.
Près de dix ans après la création de la marque, en a-t-on toujours besoin ? Si oui, c'est qu'elle n'a pas fait le job ?
NC : Objectivement, c'est un succès, la preuve qu'un autre chemin est possible. Même si j'aurais rêvé que tout le rayon change, la balle est dans le camp des autres acheteurs. Et pour les tirer vers le haut au nom des producteurs, on a toujours besoin de CQLP comme d'une balise. On est à un moment clé. Que ceux qui nourrissent les autres puissent se nourrir et avoir des exploitations rentables qui puissent être transmises, ça doit être une priorité absolue : on doit en faire notre grande cause nationale. Il faut sécuriser ce patrimoine et la nourriture faite près de chez nous.
Une pétition contre la loi Duplomb, largement relayée cet été, a de nouveau opposé consommateurs et agriculteurs. L’avez-vous signée?
Nicolas Chabanne: Oui, mais il faut insister : la seule solution pour réconcilier tout le monde est la juste rémunération des producteurs. S’ils gagnent leur vie, ils auront les moyens de nous offrir les produits sains et de qualité, dont on rêve tous. S’ils ne s’en sortent pas, ils ne pourront qu’essayer de survivre. Notre santé a un prix et cela passe par le fait que ceux qui nous nourrissent tous les jours puissent vivre dignement de leur travail, afin de faire les produits que nous attendons.
Chacun à notre échelle, nous avons plus de pouvoir que n’importe qui pour décider, via nos actes d’achat, comment le monde et notre alimentation doivent évoluer.
Vous détenez la majorité du capital de CQLP, que vous comptez confier à une fondation actionnaire. Pourquoi cette décision ?
NC : J'ai fait cette démarche pour sécuriser le soutien aux producteurs, et avec l'accord de mes enfants, que je remercie. Ainsi, au-delà de ma génération, plus personne ne pourra revendre cette entreprise et cela les protègera de toute convoitise. Mais il faut aller encore plus loin.
C’est-à-dire ?
NC : Le capitalisme à l'ancienne est fragile. C’est pourquoi nous lançons "les entreprises de partage", un concept qui vise à la création de coentreprises, entre une coopérative de consommateurs d’une part, et une structure partenaire d’autre part, par exemple un hôtel. La coopérative pourrait ainsi décider, avec l’hôtelier, combien payer les femmes de ménage, ou comment s’approvisionner en matières premières... Ainsi, quand on achètera un service ou un produit à ces structures de partage, il y aura des conséquences mécaniques positives sur le monde qui nous entoure. Pas un gramme d'énergie ne sera enlevé au soutien aux producteurs, mais un bout de notre équipe va se mettre en situation d'amener ce cadre solidaire à des sociétés en construction. Sous notre impulsion de consommateurs, on va faire en sorte que la transformation des entreprises se fasse à grande échelle pour qu'un maximum de marques deviennent solidaires. Nous allons échanger de la transparence et du partage contre des succès.
Biographie de Nicolas Chabanne:
- 1969: naissance dans l'Allier
- 2005: chargé de la promotion de la fraise de Carpentras, qu’il fait déguster jusqu'au ministère de l'Agriculture et à l'Elysée.
- 2009: création du label "Le petit producteur", avec le nom et la photo de l'agriculteur sur le produit.
- 2014: il cocrée les "Gueules cassées", une offre de fruits et légumes "moches" ou hors calibres, vendus 30% moins chers.
- 2016: création de la marque des consommateurs "C'est qui le Patron ?!", en commençant avec la brique de lait.
- 2025: cède ses parts de l'entreprise à une fondation actionnaire. Lancement des pommes "C'est qui le Patron ?!" et des "Entreprises du partage"
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