
Voilà déjà un an que l’ex-fleuron français du numérique a remis son destin entre les mains de cet ancien ingénieur. Philippe Salle, le septième patron appelé à la tête d'Atos en l’espace de quatre ans, sera- t-il enfin le bon ? Recruté en octobre 2024 comme président non exécutif, ce karatéka – ceinture noire, troisième dan – qui tenait jusque-là les rênes du groupe immobilier Emeria (ex-Foncia) a ensuite été nommé PDG en février. Mais, pour remettre à flot ce paquebot, lesté par sa dette de 3 milliards d’euros, et qui vient de revoir ses objectifs de ventes à la baisse pour 2025, ce fils de médecin a dû administrer à ses quelque 67 000 salariés une potion bien amère.
Capital : Qu’êtes-vous venu faire au chevet d’Atos ?
Philippe Salle : Je ne cherchais pas un nouveau job, c’est le cabinet de chasseurs de têtes Egon Zehnder qui m’a appelé, à un moment où je commençais un peu à ronronner à la tête de Foncia. Je crois que j’avais fait ce qu’il y avait à faire, le marché américain restait à conquérir mais mes actionnaires n’y étaient pas prêts. J’ai donc décidé de relever le challenge Atos avec l’idée d’appliquer cette petite phrase de Mark Twain qui me revient à l’esprit dans les situations difficiles : “Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait.” A ceux qui croient encore que cette boîte est insolvable, je dis que toute entreprise peut-être redressée et c’est ce que nous sommes en train de faire.
Mais dans la douleur, au vu des effectifs qui devraient fondre à 60 000 salariés dans le monde d’ici l’an prochain, contre 110 000 il y a trois ans.
Réduire la masse salariale, ce n’est pas agréable mais c’est un passage obligé pour regagner notre indépendance financière. Je ne veux plus que quelqu’un d’autre décide pour Atos. Pour ça, il faut faire entrer du cash, redevenir rentable, c’est l’objectif du plan de relance Genesis que j’ai annoncé en mai et qui est déjà bien avancé. Plus de 90% des mesures prévues auront été mises en œuvres dès l’été prochain. Dans les années qui viennent, Atos pèsera de nouveau au moins 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, pour une marge opérationnelle de 10%. Certains clients qui avaient retiré leur confiance à Atos, et résilié leurs contrats, vont revenir. A partir de là, on pourra envisager des acquisitions. Je nous vois bien jouer les prédateurs dès 2027.
Thierry Breton a eu raison de faire grossir Atos, mais il a peut-être été trop gourmand.
Si vous pouviez remonter le temps et vous mettre dans la peau de Thierry Breton, qui a dirigé l’entreprise de 2009 à 2019, que feriez-vous de différent ?
J’irais comme lui chercher la croissance externe, son objectif de faire grossir l’entreprise était le bon. Mais j’aurais peut-être été moins gourmand. Il y a eu des acquisitions trop chères, comme celle de Syntel aux Etats-Unis, payée plus de trois fois son chiffre d’affaires. Et puis je m’efforcerais de mieux intégrer les équipes, car le manque d’harmonisation a trop souvent conduit à superposer les offres et les structures de coûts fixes au détriment des synergies et des économies d’échelle. Cela a fini par provoquer une grosse indigestion. Atos disposait ainsi de 200 lignes de produits différentes, que nous avons réduites à une quarantaine !
Que reste-t-il d’Atos aujourd’hui ?
Le groupe reste organisé autour de deux grands blocs. D’un côté les services, dans l’infogérance notamment. De l’autre ses activités de développement de logiciels et de matériels regroupées sous la marque Eviden. J’ai décidé de renoncer au projet de scission qui avait été envisagé pour ces deux divisions, car cela nous aurait privé de synergies. Il faut savoir que nos contrats d’infogérance nous offrent parfois d’autres perspectives commerciales auprès de nos clients, pour leur vendre des logiciels par exemple. Par ailleurs, je compte développer une troisième activité, le conseil, sous une marque qui sera lancée en fin d’année.
Vous avez toutefois dû vous délester de vos supercalculateurs exploités dans la simulation des essais nucléaires français.
Nous avons effectivement conclu en juin leur cession à l’Etat pour un montant global de 410 millions d’euros. En revanche, j’ai suspendu la vente de notre branche Systèmes de mission critiques, qui sécurise entre autres les communications des avions Rafale et le commandement du programme Scorpion de l’armée de terre. Nous conservons aussi notre branche Produits de cybersécurité dédiée aux solutions logicielles et matérielles de chiffrement de données, de gestion des identités et des accès. Ainsi que notre filiale Ipsotek, spécialisée dans la vision artificielle. Ses technologies sont déployées dans les gares et les aéroports, pour repérer les bagages abandonnés par exemple.
Avez-vous un modèle, chez les grands patrons ?
Pour être franc, je n’en ai pas rencontré qui m’ait fait tomber de ma chaise. J’admire le côté visionnaire d’Elon Musk, sa capacité à faire rêver, plus que ses talents de gestionnaire parce que ça n’a pas l’air d’être son fort. Des gens disruptifs comme lui, je n’en ai jamais croisé ni en France, ni à Londres où j’ai vécu cinq ans. C’est pourtant le genre de profil dont l’Europe aurait bien besoin pour se frotter à la Chine et aux Etats-Unis. On regorge de talents chez nous, mais il nous manque encore cette petite étincelle.
Vous paraissez très en retard dans le domaine porteur de l’IA.
La bataille qui m’intéresse ne fait que commencer, c’est celle des agents intelligents, qui vont automatiser la plupart des tâches administratives dans les entreprises. Grâce à l’intelligence artificielle, les chèques reçus ou émis, par exemple, seront analysés automatiquement pour en extraire les bonnes informations et les retranscrire dans la comptabilité. On peut aussi imaginer que les déclarations et analyses de sinistres d’assurance soient traitées par un robot, remboursements inclus. Aujourd’hui, ça ne marche pas encore d’une part parce que les modèles de langage, les fameux LLM, ne sont pas assez puissants et que, d’autre part, les applications n’ont pas encore été développées, mais ça va venir.
Quel rôle peut jouer Atos dans cette révolution ?
Nous prévoyons de développer des applications sur mesure pour les entreprises. Nous comptons ainsi créer deux grandes factories, des usines numériques d’agents intelligents. La première, en Europe, s’appuierait sur l’intelligence artificielle conçue par Mistral AI. La seconde, basée aux Etats-Unis, exploiterait des IA américaines. Grâce à elles, je compte attaquer le marché dit de Business Process Outsourcing (BPO) qui consiste pour une entreprise à confier une partie de ses tâches – le plus souvent administratives, comptables ou de gestion de la relation commerciale – à un prestataire spécialisé. Ce type de sous-traitance était jusqu’ici basé sur de la main d’œuvre humaine qui sera progressivement remplacée par toute une panoplie d’agents intelligents.
Vous confirmez donc que l’IA va engendrer des dégâts sur l’emploi ?
Il y aura un impact sur l’emploi des cols blancs, des dizaines de millions de jobs vont disparaître, en particulier chez les jeunes et ce sera aussi un défi pour les entreprises. Parlons des développeurs par exemple. Aujourd’hui, 90% du code informatique peut-être généré par IA. On peut donc théoriquement se passer de jeunes développeurs, mais on a quand même besoin de seniors expérimentés pour vérifier que les lignes de code informatique produites par la machine sont fiables. Or, si je n’embauche plus de jeunes, je risque aussi de finir par manquer de seniors ! Donc c’est aussi un casse-tête pour nous, à moins de trouver un moyen de former des jeunes à devenir plus rapidement des experts. Aujourd’hui, je n’ai pas la solution.
Notre dette reste lourde, nous allons donc la renégocier, peut-être dès l'an prochain.
Atos a-t-il un rôle à jouer dans notre souveraineté numérique et la protection de nos données ?
Oui, je note d’ailleurs que certaines grandes entreprises européennes, comme les banques, regardent désormais comment faire migrer leurs datas, pour l’heure stockées par exemple chez Amazon ou Google, vers des solutions sécurisées. Cela peut être en réinternalisant leurs données, ou en recourant à un cloud européen, comme OVH. Atos dispose de nombreux datas centers en Europe, et pourrait se positionner sur de telles solutions. Ces entreprises n’ont pas le choix, car il y a une pression de l’Europe pour que les données les plus sensibles soient hébergées sur notre continent. Ce sera une lame de fond, même si cette migration sera financièrement douloureuse pour ces entreprises !
De gros doutes ont pu émailler la sincérité et la transparence des informations financières publiées par Atos. Qu’avez-vous changé ?
La vérité, c’est qu’Atos avait régulièrement recours à ce qu’on appelle des working capital actions (NDLR : des actions sur le fonds de roulement). Ces mesures étaient destinées à optimiser sa trésorerie, en fin d’exercice et par trois moyens. Le premier consistait à ne plus payer les fournisseurs, dès septembre. Le deuxième consistait à aller voir les clients, pour leur demander une avance de paiement - ce qui n’était d’ailleurs pas très profitable parce que cela a obligé Atos à consentir des rabais, au détriment de ses marges. Le troisième, c’était l’affacturage, une technique qui consiste à sous-traiter le recouvrement des factures clients à une société en contrepartie d’une avance immédiate. Je ne dis pas que ces pratiques n’ont pas lieu d’être, mais quand on y a recours, il faut le faire en toute transparence en documentant l’ensemble pour ne pas donner l’impression qu’on cherche à minimiser le niveau d’endettement. Car au final, ces méthodes ont pu contribuer à gonfler artificiellement la trésorerie d’Atos de plusieurs centaines de millions d’euros, en donnant une image biaisée de sa dette.
Malgré la restructuration, votre dette dépasse encore les 3 milliards d’euros et ses taux d’intérêt d’environ 10% semblent prohibitifs. Est-elle tenable ?
Oui, elle l’est aujourd’hui mais elle reste lourde, nous allons donc la renégocier. C’est un dossier que j’aimerais ouvrir dès l’an prochain si le climat économique est favorable. Une fois que nous aurons perçu le produit de la cession de nos supercalculateurs, dans le courant du mois d'avril 2026, nous disposerons d’environ 1,6 milliard d’euros de cash, c’est beaucoup. Et comme dans le même temps notre rentabilité va aussi progresser, cette amélioration de notre situation financière devrait faire évoluer positivement notre note de crédit. Nous deviendrions ainsi en capacité de lever une nouvelle dette, à des taux très inférieurs. Cet argent servira à rembourser l’ancienne dette.
Vos prédécesseurs avaient été pointés pour leur dépenses exorbitantes, près d’un milliard d’euros en quatre ans, engagées auprès de cabinet de conseil. Y avez-vous mis un terme ?
C'est fini, nous n’avons plus recours aux cabinets de conseil depuis juillet.
Votre livre de chevet ?
"L’Art de la guerre", par Sun Tzu, un ouvrage fascinant qui se transpose assez bien dans le monde des entreprises. Sun Tzu écrit par exemple que les décisions ne doivent pas être prises à la Cour. Je pense comme lui qu’il faut toujours décentraliser. Je délègue énormément, je donne les lignes directrices mais ensuite je laisse les équipes prendre les décisions. L’important, c’est de bouger, et vite. Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche. Je ne sais plus qui a dit ça, mais je suis plutôt d’accord !
La biographie express de Philippe Salle
1965 : Naissance à Lyon
1988 : Diplômé ingénieur des Mines
2002 : PDG du groupe d’interim Vedior France
2011 : PDG du groupe de conseil en ingénierie Altran
2017 : DG du groupe immobilier Emeria (Foncia)
2025 : PDG d’Atos
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