
Il y a quelque chose d’étrange dans la relation qu’entretient Marseille avec son champion, l’armateur français CMA CGM. Un mélange de fierté mêlée de puissance et de patriotisme, pimentée de craintes et de non-dits. D’un côté, la cité phocéenne profite à plein de la nouvelle richesse d’un groupe qui a su restaurer ses finances grâce à la pandémie du Covid, étendre sa présence dans le monde, renforcer ses activités dans la logistique. Et également se diversifier dans le numérique et les médias avec le rachat récent du groupe audiovisuel RMC BFM, propulsant son PDG, Rodolphe Saadé, sur le devant de la scène économique française.
De l’autre, l’emprise du premier employeur privé (6 000 personnes) sur la ville provoque des jalousies, voire des sarcasmes quant au turnover très fort subi par les cadres du siège. Les décideurs locaux s’interrogent : quelles peuvent bien être les motivations d’un tel patronat mécène à Marseille ? «L’image de la ville a été très anti-entreprise pendant cinquante ans, pointe l’un d’entre eux. Les champions du coin comme Pernod ou Sodexo sont montés à Paris. La réussite soudaine de CMA CGM cristallise des tensions.» Un élu marseillais, un brin dépité, renchérit : «Malheureusement, je ne suis pas sûr que les Marseillais soient fiers de CMA CGM. Ici, on n’aime pas trop les entreprises.» Et pourtant, avec la cinquantaine d’adresses (directes ou indirectes) que compte désormais le groupe sur le territoire, l’armateur joue les bienfaiteurs.
Le PDG reçoit les chefs d'Etat
Ses projets marseillais, il les finance en grande partie par sa réussite internationale. Dans un environnement géopolitique incertain, CMA CGM, troisième acteur mondial du transport maritime, a traversé la tempête pour terminer l’année 2024 avec un chiffre d’affaires encore exceptionnel, à 49 milliards d’euros (+18% par rapport à 2023). Sa marge de 24,2% ferait pâlir d’envie n’importe quel directeur financier du CAC 40 ou de Wall Street. Il la doit à son métier historique de transporteur maritime, acheminant 23 millions de conteneurs grâce à sa flotte de plus de 600 cargos, desservant 400 ports dans le monde.
Au douzième étage de sa tour de 147 mètres embrassant la mer Méditerranée et accueillant 3 000 collaborateurs, Rodolphe Saadé ne manque d’ailleurs pas de faire visiter son «fleet center» à ses hôtes de marque. Cette salle stratégique dispose d’un écran géant sur lequel est projetée, en temps réel, la position de ses navires – des commandants à terre les aidant nuit et jour à tracer leur route. Au printemps, c’est le Premier ministre indien, Narendra Modi, qui a eu droit à une démonstration en compagnie du chef de l’Etat, Emmanuel Macron, dont Rodolphe Saadé est devenu très proche.
Calé dans l’un des fauteuils de ce petit auditorium, l’homme fort de Delhi n’hésite alors pas à couper la présentation, par le PDG franco-libanais, de cette nouvelle «route des épices», le questionnant sur ce corridor maritime de 4 800 kilomètres qui fera de Marseille la nouvelle porte d’entrée des Indiens en Europe. «Une vraie passerelle est en train de se créer entre les deux pays, estime Philippe Stefanini, le directeur général d’Invest in Provence, l’agence d’attractivité locale. La première entreprise indienne à être venue s’installer ici, c’était Infosys (un grand prestataire de service informatique, NDLR) et nous le devons à CMA CGM, qui nous avait aidés dans la phase finale du projet.»
De Grand Central à Tangram...
Né au Liban, arrivé à Marseille à l’âge de 7 ans, fuyant la guerre civile avec ses parents, Rodolphe Saadé n’oublie jamais de placer la cité phocéenne sur la carte des affaires. En 2022, il rachète le quotidien «La Provence», après une âpre bataille d’actionnaires avec Xavier Niel, copropriétaire à l’époque, un temps rival et désormais partenaire de business. D’ailleurs, c’est bien à Marseille que ce dernier a décidé d’ouvrir, en octobre prochain, une succursale de son école du numérique, 42. Selon une source proche du dossier, ses futurs étudiants, déjà en cours de sélection, seront accueillis chez Grand Central. Le nouveau siège des activités médias de CMA CGM, dans l’ancien hôtel des Postes racheté pour 53 millions d’euros, abrite désormais le quotidien marseillais, mais également des équipes de «La Tribune», l’antenne locale de BFM RMC et l’incubateur de start-up Zebox.
En 2023, Rodolphe Saadé accélère. Il sauve du naufrage la compagnie maritime «La Méridionale» et se fait connaître auprès des supporters de l’OM en venant à la rescousse du club. Pas question de le racheter, mais CMA CGM remplace au pied levé le principal sponsor de l’époque, une marque anglaise de voiture d’occasion. «Il n’a même pas négocié le montant du contrat. On lui a dit : “c’est tant”, il a dit : “OK”», se souvient un ancien haut dirigeant du club. CMA CGM lâche, selon nos informations, 9 millions d’euros pour s’afficher sur le maillot, occuper une loge et faire de la publicité au bord du terrain.
Son dernier grand coup immobilier – après l’inauguration, en juin 2024, de l’immeuble Mirabeau, second siège de CMA CGM près du port –, c’est le centre Tangram. Situé à la Pointe-Rouge, ce bâtiment, dessiné par l’architecte star Jean-Michel Wilmotte, au budget estimé à 25 millions d’euros, est installé au cœur de l’Ecole nationale supérieure maritime (ENSM). Symboliquement, il a été ouvert l’été dernier, le jour de l’arrivée du «Belem», le voilier qui ramenait en France la flamme olympique. En présence d’Emmanuel Macron, Rodolphe Saadé coupe le ruban de sa nouvelle académie CMA CGM, une université maison «qui a déjà formé 3 000 collaborateurs venus de 36 pays, indique-t-on à la direction du groupe. C’est une contribution incroyable à l’attractivité de la ville, avec 28 000 nuitées d’hôtels en 2024».
Une grande activité sociale par la Fondation
On y apprend les secrets de la marine marchande, le cœur historique de l’ENSM, mais aussi d’autres métiers de la logistique et du digital, les nouvelles activités en forte croissance du groupe tricolore. Avant que CMA CGM jette son dévolu sur ce lieu abritant une bastide du XIXe siècle, aux portes du Parc national des Calanques, les dirigeants de l’école n’avaient pas vraiment été mis au parfum de ses velléités. Qu’à cela ne tienne : en septembre 2019, le conseil d’administration de l’école, où siège l’un des vice-présidents du groupe, donne son feu vert à une convention d’occupation de cinquante ans – à la majorité et non à l’unanimité puisque le syndicat de l’ENSM, l’Unsa, s’est opposé au projet, dénonçant une forme de privatisation d’un bien public.
Public, privé… Il faut dire que le groupe jongle un peu. Grâce à la fondation créée en 2005 par la mère de Rodolphe, Naïla Saadé, et pilotée par sa sœur Tanya, CMA CGM multiplie les initiatives avec des associations locales. En décembre dernier, l’Entrepôt solidaire, hub logistique de 5 000 m2 hébergeant les Resto du cœur, la Croix-Rouge et le Secours populaire, a été inauguré en présence de Brigitte Macron.
«Ce projet permet d’assurer la distribution de 10 millions de repas par an», indique l’une des responsables de la fondation, dont la ligne directrice est l’aide internationale et l’insertion sociale. Elle finance aussi la création de mini-stades de football (trois en 2024, d’autres en 2025), le cinéma, avec l’association Kourtrajmé du réalisateur Ladj Ly et la CinéFabrique, ou l’apprentissage de la natation au Cercle des Nageurs notamment. Discret sur le budget affecté à ses bonnes œuvres, l’armateur «espère que cela contribue à montrer l’utilité d’un grand groupe comme [le] nôtre». Dans la cité phocéenne, CMA CGM s’est fait un nom. Il espère désormais accéder à la reconnaissance.
- Accès à tous les articles réservés aux abonnés, sur le site et l'appli
- Le magazine en version numérique
- Navigation sans publicité
- Sans engagement



















